La faim fait, ce dit-on, sortir le loup du bois.
Ce proverbe pourra, je crois,
Me fournir un sujet de fable.
J'y veux penser. Pour cette fois,
Introduisons un ours qui n'avait, sur sa table,
Plus rien à faire, et que la faim
Fit aussi sortir de son antre.
Gros-brun, depuis deux jours, trottait, cherchant en vain
De quoi remplir son armoire et son ventre.
Tant d'exercice à jeun ne peut pas être sain.
Même en partant l'estomac plein,
Je dînerais deux fois en faisant tel chemin,
Et souperais d'autant. Le pauvre diable enfin
Trouve, penchant au bord d'un précipice,
Un arbre de pommes chargé.
Je te rends grâce, ô Dieu propice,
Dit-il ; tantôt en mon office,
Tout ce fruit-là sera rangé.
Et Gros-brun, sur l'arbre qui penche,
Se hisse sans tarder. Tour-à-tour chaque branche
Est secouée. Il fallait voir
Pommes tomber, pommes pleuvoir,
Pommes rouler dans le fond de l'abîme.
Emportons tout ce bien, dit l'animal; j'estime
Que désormais, tranquille en mon quartier d'hiver,
Je pourrai, chaque jour fêter, messer Gaster
Et le dédommager de son jeûne d'hier
De longtemps, à coup sûr, Quatre-Temps et Carême
Ne montreront chez moi leur face étique et blême.
11 va descendre, à ce propos,
Quand il aperçoit, sur sa tête,
Perchés sur de faibles rameaux,
Des fruits qui lui semblent plus beaux
Que ceux qu'il a cueillis. Mon avare s'arrête;
Et sans égard pour le péril,
Abondance ne nuit, dit-il :
Il nous faut, puisque nous y sommes,
Tout emporter. Sur ces dernières pommes
Il se rue. Hélas! cette fois,
Il en alla d'autre manière :
La branche, le fruit, l'ours, font le saut tous les trois.
L'avare animal onc ne revit sa tanière.
Plus on a, plus on veut avoir.
Au but juste et marqué nul mortel ne s'arrête.
On commence d'abord avec le seul espoir
De faire une fortune honnête :
A travers mille écueils, à travers mille maux,
On parvient à la fin ; et la raison prudente
Fait sonner l'heure du repos,
Mais l'appât fatal se présente,
Et, du gain, la soif trop ardente
Fait perdre en un instant quarante ans de travaux.