Prés de leur mère, assis au seuil de leur repaire,
Deux charmants petits Ours disaient à leur grand-père:
« Bon papa bien-aimé, qui, dans les temps passés,
Vécûtes loin ici, captif parmi les hommes,
Parlez-nous de ces gens qu’on dit civilisés.
Qu'est cela? Si c’est mieux que l’état ol nous sommes,
Instruisez-nous. » Le vieillard répondit:
« Enfants, le souvenir de ces jours de misère
Renouvelle en mon cœur une douleur amère.
Mais pour vous, soit. J’en aurai bientôt dit
Suffisamment pour vous instruire,
Par-dessus tout, ?homme a l’amour de nuire.
Pour un oui, pour un non, ce sont peuples voisins
Se ruant l'un sur l’autre, ardents à se détruire.
Du moins s’ils épargnaient les chevaux ! Quels festins
Font les vautours! Tout brille. Aux foudres des engins
Les cités tombent. Puis survient la lassitude.
On met pour s’embrasser un projet a l'étude;
On conclut, en prenant terre et ciel pour témoins,
Un traité d’amitié, de paix perpétuelles.
Ca peut durer dix ans, jusqu’aux fureurs nouvelles;
Quelquefois plus, quelquefois moins.
Mais pour des querelleurs, dix ans c’est trop attendre.
Entre concitoyens on les voit s'entreprendre.
Quel sabbat! quel tohu-bohu!
L’un veut la royauté, l’autre la république;
On prélude en gros mots, par tûrie on s’explique.
A qui donner raison? quand le même aura pu
Etre proclamé grand, ou trainé dans la boue,
Héros s'il réussit, vil coquin s'il échoue.
Pauvres gens! Dans la paix surprenons-les un peu.
Leur grand mot est progrès. Les fils se font un jeu
D’inventer des besoins ignorés de leur père.
_ Au tas des nouveautés les derniers survenants,
Du superflu faisant le nécessaire,
Ne s’en portent pas mieux. Devinez, mes enfants,
Quels dieux l’espèce humaine adore.
Les fous! des petits ronds fort durs, jaunes ou blancs.
Plus ils leur sont dévots, et plus ils sont méchants.
{l leur en faut toujours, encore, encore, encore!
Et, pour en amasser, ils troquent, je l’ai vu,
Les hommes leur honneur, les femmes leur vertu.
Mais, dans le tourbillon rapide
Des affaires et du plaisir,
D’élever leurs petits ils n’ont plus le loisir.
En vain le nouveau-né vagit, de lait avide,
Un breuvage infernal fait la mamelle vide.
Pour dorloter son fruit, l’abreuver de son sein,
Madame a trop à faire, et ça gâte son teint.
— Et enfant, bon papa? — Le bon Dieu le bénisse!
On en fait un paquet qu’on envoie en nourrice.
Alors durant des mois, et souvent plus d’un an,
D’un petit pot crasseux on lui dit: « C’est maman, »
Je sais qu’on loue aussi des femelles sur place,
Quand la mère, étouffant le pur et saint élan,
En vient a supporter celle qui la remplace. »
Les petits Ours, d’horreur touchés,
Se serraient tout contre leur mère.
Mais elle, cœur intact, regardait, tendre et fière,
Ces bijoux à maman, Oursons si bien léchés,
« Finissons, mes enfants, Ces compagnons du vice,
Menteurs, voleurs, égoïstes, ingrats,
Ivrognes, faux, débauchés, scélérats,
Se piquent, croirait-on, d’invoquer la justice.
Ils ont des gens sans cesse élaborant des lois,
Qui les font, les défont, et les refont dix fois,
C’est que, de leurs méfaits eux-mêmes les victimes,
Ils voudraient égaler, pour faire contre-poids,
Le nombre de leurs lois à celui de leurs crimes,
Ils n’en viendront jamais à bout, les insensés.
Que j’en dirais encore! En savez-vous assez,
Mes Oursons? Voulez-vous être civilisés?
— Non, non, cher bon-papa, Restons comme nous sommes.
Ah! que les animaux valent mieux que les hommes! »

Fable 57




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