Un Ours dont le Destin avait fait un danseur,
Mais qui n'en était pas moins Ours au fond du cœur,
Dédaignant les Cités, las de courir le Monde,
Regagna sa Patrie, une forêt profonde.
Aussitôt chacun s'empressa,
L'embrassa,
Surtout compliments sincères :
Car les Ours ne flattent guères.
Pour exprimer leurs sentiments
Ils n'ont qu'un ton et qu'une voie ;
Ils se félicitaient par des mugissements
Et la Nature au loin frémissait de leur joie.
Deux Ours se rencontraient, le frère est de retour.
Moi, |e comptais vous l'apprendre !
Qu'a-t-il vu ? Qu'a-t-il fait ? Chacun lui fait la Cour,
Chacun veut le voir et l'entendre.
Aptes divers propos et divers passe-temps,
On vint à parler de la danse ;
Instruit par les Humains à marcher en cadence,
Le Pèlerin alors se levant à trois temps,
Déploya ses membres agiles.
La troupe d'admirer, d'en vouloir faire autant ;
Mais à peine les plus habiles
Se tenaient debout un instant.
La plupart accablés du poids de leur machine,
A demi se courbaient,
Et soudain retombaient,
Les uns sur le côté, les autres sur l'échine ;
On n'en voyait que mieux le Dupré des forêts
Qui flatté d'être inimitable
Se signala par de nouveaux succès.
Va-t-on, Baladin misérable,
S'écria la troupe en courroux,
Insensé, tu prétends en savoir plus que nous !
Porte ailleurs ton adresse à nos yeux méprisable,
Eh ! que nous produiront tes talents superflus ?
En dormirons-nous mieux. En mangerions-nous plus ?
A ces mots le Danseur qui leur avait su plaire
Fut chaste comme un pauvre hère.

Des dons les plus flatteurs tel est souvent le prix,
Les talents font plus d'ennemis
Que les défauts n'en sauraient faire.

ÉPILOGUE

Favoris des Beaux-Arts, vos indignes rivaux,
Si vous aviez moins de génie,
Vous trouveraient moins de défauts.
On célèbre d'abord vos chef-œuvres nouveaux ;
Bientôt, bientôt la Calomnie
Fait siffler à jamais ses Serpents sur vos pas :
On ne pardonne point à qui nous humilie.
Envahi vous honorez la Nature avilie,
Vous l'éclairez en vain ; l'Orgueil fait des ingrats,
Et si l'on vous admire, on vous hait davantage.
Les sublimes talents, votre illustre partage,
Sont un affront cruel pour ceux qui n'en ont pas ;
Et le plus mince Personnage
Voudrait que l'Univers n'eût des yeux que pour lui :
Chacun voit à regret le mérite d'autrui.

Livre II, fable 20




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