L'Aigle, l'Ours, le Loup et le Moineau Léon Riffard (1829 - ?)

L'Aigle, l'Ours et le Loup, au fond de nos montagnes,
S'étaient associés : beau trio de larrons !
Sitôt la nuit tombée, ils pillaient les campagnes,
Enlevant à l'envi canards,. poulets, dindons,
Et moutons.
Le jour, ils reposaient, repus, sous une roche.
Des crânes, des lambeaux de chair, des ossements
De ce sombre manoir sont les seuls ornements.
Aussi personne n'en approche.
Les corbeaux, les hiboux, les renards, les blaireaux,
Voleurs aussi, mais de moindre importance,
Tout avait fui, jusqu'aux petits oiseaux :
Ils pouvaient dormir en silence.
Mais quoi ! toujours dormir, le triste passe-temps !
Messire Loup jamais ne desserrait les dents,
Si ce n'est pour tuer, n'ayant d'autre science.
Quant à Messire l'Ours, sa pesante Excellence,
Curieuse de miel plus que de venaison,
Ronflait jusqu'à midi, n'importe la saison.
Et l'Aigle, qui n'avait jamais un mot à dire,
Rêvait, l'œil demi clos, à ses droits sur l'Empire,
Baillait souvent,
Et s'ennuyait royalement.
- Quoi ! ne vivre que pour la proie,
Me poursuivre jamais que rapine et butin !
Cela suffit-il à ma joie ?
Est-ce donc là tout mon destin ?
Tant qu'il n'est question que de chasse et de guerre,
Passe encor.
Cet aigrefin et ce butor
Ne font pas trop mal mon affaire.
Mais après ? N'est-ce pas pitié,
Qu'une telle société ? -
Ce jour-là, plus que d'habitude,
L'Ours ronflait, et ses ronflements,
Variés de sourds grognements,
Animaient seuls la solitude.
Dehors tombait la pluie et sifflaient les autans,
Un jour terne,
Agité par le vent, filtrait dans la caverne ;
Et les deux yeux fixes du Loup
Luisaient là-bas, au fond du trou.
Tout à coup, chassé par l'orage,
Qui dans les sapins faisait rage,
Demi-mort de fatigue, et plus encor de peur, '
Un pauvre petit voyageur,
Un moineau, vint tomber aux grifses du songeur
« Ne crains donc rien, lui dit la bête carnassière,
Adoucissant sa voix, ici, dans ma tanière,
Tu m'es sacré : tout hôte est l'envoyé des Dieux.
Déjà l'Ours entr'ouvrait les yeux,
Et le Loup allongeait la patte,
« Non, non, tu. peux dormir, mon vieux »,
Dit l'Aigle, d'un ton sérieux,
« Et toi, rentre au plutôt ta grifse scélérate.
Je traiterais comme ennemi
Quiconque toucherait à mon nouvel ami. »
Le moineau rassuré, d'une mine gentille,
Ayant dit merci de son mieux
Au maître de ces sombres lieux,
S'ajuste, picore, sautille,
Et babille.
Il conte ses malheurs, il conte ses amours,
Il conte son dernier voyage.
« Conte, Pierrot, conte toujours »,
Disait l'Aigle amusé de ce gai badinage.
Plus d'humeur noire désormais.
Le petit citadin avec son babillage,
Avait fait un salon de cet antre sauvage.
L'Aigle ne pouvait plus se passer de lui. Mais
Les autres maintenant crevaient de maie rage.
Car l'aigle n'allait pas une fois au gagnage
Sans rapporter pour son oiseau chéri,
Passé décidément au rang de favori,,.
Quelque petite friandise.
« Vous voyez comme il nous méprise,
Disaient-ils, et pour qui ? pour un godelureau
De moineau
Tombé chez nous un jour de pluie !
Il paraît que monsieur s'ennuie ;
N'est-ce pas bien flatteur pour nous ?
Nous pensions cependant que les Ours et les Loups
Etaient de bonne compagnie ! »
L'Aigle entendait de loin tous ces méchants propos.
- Oui, pour broyer des chairs, oui, pour casser des os,
Leur cria-t-il un jour, d'un ton de voix sévère,
Vous êtes forts.
Pour la rapine et pour la guerre
Je rends justice à vos efforts.
Mais quoi ! c'est tout votre mérite,
Et la gloriole est petite.
D'autant que la panthère, ainsi que l'éléphant
Jouent bien mieux que vous de l'ongle et de la dent.
Mais celui-ci, chétif, de beaucoup vous dépasse,
En dépit de vos grognements.
Il a l'esprit, il a la grâce,
La prestesse des mouvements.
Il a bien plus encor : des faveurs les plus belles
Il a la plus belle à mes yeux,
Telle qu'il n'en est pas sous la cape des cieux
Qui nous rapproche autant des Dieux.
Il possède un don merveilleux
Que vous n'aurez jamais, animaux sans cervelles,
Lourdauds, toujours cloués à vos sentiers boueux.
- Eh ! qu'a-t-il donc ? - Il a des ailes !...

Comme lës ours, comme les loups,
Les hommes aussi sont jaloux,
Jaloux entre eux. - Mais si l'humaine race,
Ni plus ni moins que la limace,
Va se traînant collée au sol,
Toi, plus hardi que l'aigle, aux confins de l'Espace,
Tu t'élèves, Poète, et montes de plein vol.
Bien légères sont les ailes
Des demoiselles
Dont l'image tremble dans l'eau
A chaque pointe de roseau.

Bien formidable est l'envergure
Du condor, le vrai roi des airs,
Qui, semblable au Trois-Ponts déployant sa voilure
Passe là-bas au fond des mers.

Mais ta pensée, alerte et vive,
Puissante à la fois, et naïve,
Plus que libellule et condor,
O maître, a la grâce et l'essor,
Et tu peux, mieux qu'un autre, aux plaintes éternelles
Qui voudraient rabaisser le pauvre genre humain
Répondre hardiment, tes beaux vers à la main
Nous aussi, nous avons des ailes.

Livre II, Fable 7




Commentaires