Le Berger et l'Homme qui poursuit une Ombre Alexis Rousset (1799 - 1885)

Un homme possédait un modeste héritage,
Une chaumière, un champ, un verger, des brebis.
Il y vivait heureux ; il y vivait en sage,
Exempt des lourds travaux, comme des noirs soucis.
On ne le voyait point supplier la fortune
D'ajouter ses trésors aux trésors du berger ;
Jamais une plainte importune.
L'annonçait que son cœur fût tout près de changer.
Les splendeurs d'un beau jour, les fleurs de la prairie,
Les soins de son verger, le chant de ses oiseaux,
Quelques airs qu'il savait tirer de ses pipeaux,
Les accents d'une voix chérie,
Suffisaient amplement aux plaisirs d'une vie
Que le travail savait préserver de l'ennui.
Combien de rois puissants sont moins heureux que lui !
Un jour qu'il promenait ses brebis dans la plaine,
Parut un étranger qu'on distinguait à peine.
On le voyait courir bien plutôt que marcher,
Et même assez souvent il semblait trébucher.
Enfin il arriva près du berger, mais sombre,
Ses habits en lambeaux, tous ses membres meurtris ;
Et bientôt, épuisé par ses chutes sans nombre,
Dans les bras du berger il perdit ses esprits.
Quand, à force de soins, il fut un peu remis :
— Pourquoi courir ainsi ? — Je poursuivais une ombre,
Le bonheur ; je voulais l'obtenir à tout prix,
Et m'en préoccupais sans cesse.
Je le cherchais dans la richesse ;
Point ! Dans la volupté ; non plus.
Dans les grandeurs, Dans la gloire et l'intrigue ; absent !
Combien d'erreurs Et do faux-pas produits par le mirage
Qui m'offrait la trompeuse image
De ce bonheur tant souhaité,
De ce bonheur toujours en fuite !
J'ai perdu dans cette poursuite
Mon patrimoine et ma santé,
Biens réels ! — Le berger emmena le pauvre homme.
Dont il rêvait la guérison ;
Il soutenait ses pas, le consolait, et comme
Ils touchaient à l'ormeau qui couvrait la maison,
Ils virent une femme au gracieux visage,
Qui dirigeait les premiers pas
D'un fils, et, ce qui n'était pas
Cette fois un nouveau mirage,
Le Bonheur près de là, reposant sous l'ombrage

Livre I, fable 6




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