Le Jardinier, son Cheval et le Palefroi Fleury Donzel (1778 - 1852)

Force badauds, sur la place publique,
Et j'en étais, je ne veux m'en cacher,
Se pressaient, se poussaient, tâchant de s'approcher
D'un cortège bruyant autant que magnifique.
Tout était brodé d'or : les habits, les chapeaux,
Voire les harnais des chevaux ;
Et l'on n'eut pas entendu braire
Plus de mille ânes à la fois,
Tant les cors, les clairons, les flûtes, les hautbois,
Les bassons, les tambours, les pavillons chinois,
Tant la musique militaire
Faisait de bruit et de fracas.
Or, c'était un grand dignitaire
Qui s'avançait au petit pas.
Je ne saurais pas bien vous dire
S'il était maréchal d'Empire
Ou sénateur. De chaque dignité,
A qui vit dans l'obscurité,
Le nom importe peu. Le cortège s'écoule,
Et j'allais suivre mon chemin,
Quand, dans le milieu de la foule,
Je rencontre Valcour qui me prend par la main:
Viens, dit-il, le héros de cette cavalcade,
Le connais-tu ? C'est notre camarade
Damon. Damon, lui-même. 0 fortune, ô destin!
Je sens que malgré moi j'enrage.
Qui peut lui valoir tant d'honneur ?
Sont-ce ses talents,,, sa valeur ?
Nous avons, plus que lui, fait preuve de courage :
Et quant, au savoir-, aux talents,
Nous l'avons vu, plus, de dix ans,
Loin de nous, au fond du collège
Avons-nous cependant des places, un cortège ?
Viens, suis-moi, sortons de ces lieux :
Ce spectacle m'est .odieux,
Aujourd'hui n'as-tu pas quelque nouvelle fable ?
— J'en trouve le sujet. — Avec moi, viens aux champs :
Il n'est pas l'heure encor d'aller se; mettre à table.
A discuter l'action et le sens,
Jusqu'à dîner, nous passerons le temps,
Ça commence, allons, je t'attends,

Du produit d'un terrain fertile,
Un jardinier, près de la ville ;
Vivait, ainsi que son cheval,
Heureux et tranquille animal
Qui, chez lui, n'avait d'autre peine
Que d'aller au marché deux fois dans la semaine :
Encor prenait-il son repas
Chemin faisant, n'oubliant pas
D'attraper tous les quatre pas,
Dans le panier, maintes laitues ;
Qu'il mangeait tout lé long dés rués.
Le jardinier n'en faisant cas,
Avait toujours soin, au contraire,
De lui mettre en partant la bride sur le cou
La nuit, bon foin, fraîche litière
Le jour, force débris de chou
Et de mainte herbe potagère.
Mangez bien, n'ayez rien ou peu de chose à faire :
Si vous n'engraissez tôt bu tard
J'en prendrai sur moi le hasard.
Aussi le bucépbale était-il gras à lard.
Mais tout lasse à la fin et même le bien-être :
Voyez-vous, dit-il à son maître,
Un jour qu'ils allaient au marché,
Ce cheval si bien harnaché :
Ma mère était sa tante et nous avons ensemble
Brouté l'herbe du limousin.
Semblable est l'origine et divers le destin.
Voyez comme il piaffe ou galope ou va l'amble :
On ne croirait jamais que je suis son cousin ,
Moi qui porte lé bât," qui languis, qui végète
Dans le fond d'un triste jardin,
Obscure, ennuyeuse retraité,
Où l'ouvragé d'hier est celui de demain.
Point de diversité, point d'honneur, point de gloire :
Porter dès choux, manger et boire,
Voilà le bout de mon histoire.
Mieux vaudrait-il être âne et servir au moulin.
Je veux faire cesser ta plainte et ton chagrin,
Dit l'homme. Ce coursier excité ton envié;
C'est ton parent ; eh bien ! dès aujourd'hui,
Je veux qu'il t'emmène avec lui.
Quitte cette insipide vie ;
J'y consens : je prends mon partL
Ingrat! sous peu de temps peut-être,
Tu reviendras près de ton maître.
De ton maître ! que dis-je? eh non ! de ton ami.
En peux-tu douter? ton aisance,
Ton poil luisant, ta liberté, mes soins,
Sont, je crois, d'assez sûrs témoins
De ton ingratitude et de ma bienveillance.
Ne croyez pas que le cheval
N'entendit pas son maître avec indifférence.
L'ambition, et c'est son moindre mal,
Nous rend sourds à la voix de la reconnaissance.
Il s'en va donc trouver le palefroi,
Et, renouvelant connaissance:
Ah ! souffre, lui dit-il, que je reste avec toi ;
Je ne saurais plus vivre en ma triste cabane.
Faut-il que le sort me condamne,
A languir loin de mon parent,
Tu me crois bien digne d'envie ;
Répond le palefroi : je puis dans un instant
Te mettre au fait de cette vie
Dont le bonheur n'est qu'apparent,
Sans te faire la litanie
De tous les maux qu'il faut souffrir,
Contente-toi de découvrir
Mes flancs-, cachés par cette housse.
Ce rustique, à ces mots, retrousse
La dépouille des léopards ;
Mais un spectacle affreux vient frapper ses regards.
Dans ces flancs déchirés par de longues blessures,
Poursuit le palefroi, connais, des mouvements
Qui t'ont semblé si nobles, si brillants,
La véritable cause. Eh bien ! de ces tortures,
Es-tu jaloux encore? Alors le roturier :
Cher ami, tu m'apprends à chérir mon asile.
Si rougissant jamais de mon humble métier,
Je suis jaloux du sort du cheval de la ville.
Je consens qu'on ni'envoie à l'hôpital dès fous.
Adieu, je retourne à mes choux.

Livre II, fable 6




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