Le Journaliste et le Jardinier Philosophe Le Marchant de Viéville (17?? - 18??)

Aussi matinal que l'Aurore,
Le jardinier Lucas visitait tous les jours
Les présents variés de Pomone et de Flore,
Et leur procurait des secours.
Ici quelqu'engrais salutaire
Par lui-même était apporté ;
Là, pour désaltérer la terre,
L'arrosoir, par son bras lentement agité,
À travers mille trous imitait une pluie
Qui rendait la vivacité
À la fleur à moitié flétrie.
Ici, la serpe en main, Lucas laborieux
Coupait les rameaux inutiles
Des arbres qu'il rendait par ce soin plus fertiles,
Et don tles fruits étaient bien plus délicieux.
Certain critique arrivé chez le maître
Du jardinier, se lève fort matin
Et va dans le jardin
Qu'il désirait connaître.
Bientôt il aperçoit Lucas,
Et pour le joindre il redouble le pas.
Lucas parle sur la culture
Des arbres et des fleurs, nomme les meilleurs fruits ;
Tous deux causent sur la nature,
Et généralement sur ses divers produits.
En raisonnant le jardinier lui cite
Fort à propos plus d'un auteur.
Le critique étonné lui trouve du mérite ,
Et se prévient en sa faveur.
-- Ta conversation m'enchante,
Lui dit-il vivement ;
Je le vois, cet état rend ton âme contente ;
Le mien, hélas ! fait mon tourment.--
« Eh ! quel est-il ? » Celui de journaliste.
« Quoi ! seriez -vous monsieur Damon ? »
- Je le suis. - « Ah ! c'est vous dont l'humeur rigoriste
Blâme de nos auteurs chaque production....
Je lis fort souvent vos ouvrages,
Je l'avouerai, mon cœur n'en est pas satisfait ;
En vain contre chacun vous prenez le sifflet ,
Vos écrits n'en sont pas plus sages .
La raison pour compagne a toujours la douceur.
En jugeant d'après vous, chaque ouvrage est futile ;
Dans vos extraits sans décence on mutile
Un estimable auteur ;
Je vous le dis, monsieur,
Agissez autrement ; une louange utile
Fait goûter le conseil, rend l'écrivain habile,
Et fait aussi chérir le précepteur.
Que diriez-vous de moi, si, loin d'être propice
À ce jeune arbre dont le temps
Doit mûrir les présents,
J'allais, par excès de caprice,
Le déraciner à vos yeux ?
Ah ! croyez-moi, donnez à la Muse novice
Du courage, et ses fruits seront délicieux ;
La critique est souvent bien près de l'injustice. »
Damon applaudit à Lucas ;
Et quand un jeune auteur s'offrait dans la carrière
Lui-même entr'ouvrait la barrière,
Et constamment vers lui précipitait ses pas
Pour exciter sa muse ou naïve ou légère.
Oui, c'est le tems qui mûrit tout :
Censeurs, il faut le laisser faire ;
C'est par lui que nous savons plaire,
Il forme notre esprit, nos talents et le goût.

Livre II, fable 24




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