Le Goût et la Mode Le Marchant de Viéville (17?? - 18??)

La Mode un jour disait au Goût.
Tu dois m'aimer à la folie,
Car je te fais briller partout
Par les formes que je varie. ---
« Détrompez- vous ? reprit-il vivement :
Vous n'avez aucun droit à ma reconnaissance,
Je le déclare hautement.
Vous faites tout avec extravagance
Et rien avec discernement.
Nous offrez-vous une forme admirable?
Jamais. Chacun se plie à votre égarement,
Et je vous trouve insoutenable.
Toujours vous donnez dans l'excès,
Par vous le mauvais goût circule ;
A qui ne vous suit point vous faites le procès,
En le couvrant du plus grand ridicule.
Eh ! que diraient tous ces hommes fameux
S'ils revenaient contempler ces ouvrages
Qu'on expose au grand jour pour le tourment des yeux ?
Que voit-on ? des écrits... il en est peu de sages,
Et les bluettes de l'esprit
Ont sur le sentiment remporté l'avantage ;
Les Neufs-Sœurs ont le même habit
Et toutes le même visage.
Dans l'art des Phidias celui qui peut briller,
Loin de développer ce talent qu'on admire,
Forme des groupes nains qu'un instant voit détruire.
Le graveur, pouvant travailler
À rendre des formes parfaites,
Consacre aujourd'hui son burin
À multiplier les vignettes
Que je regarde avec dédain.
Le peintre étoufse son génie,
Et les chefs-d'œuvre qu'il fait voir
N'ornent plus une galerie,
Mais embellissent un boudoir.
Embouchant de la Renommée
La trompette bruyante, on vous voit très-souvent
D'un géant nous faire un pygmée,
Et donner un pygmée aussi pour un géant. »
Si la Mode en courroux alors ne fût sortie,
Le Goût allait peindre tous ses travers ;
Elle se déclara sa cruelle ennemie,
Et, depuis, elle met nos têtes à l'envers.

Livre II, fable 25




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