L'Ours dans un Bateau John Gay (1685 - 1732)

Cet homme là devient de jour en jour plus sage
Qui cherche de soi-même à faire apprentissage ;
Il pose son esprit au vrai diapason,
Et fonde son espoir sur la ferme raison ::
Avant prendre sa course, il sait quelle est sa force,
Et ne va pas risquer se donner une entorse ;
Il connait la boussole, est habile à ramer,
Ou se garde d'aller se promener sur mer ;
S'il veut bâtir, avant faire l'échafaudage,
Il saura par devis le coût du maçonnage ;
Il parvient à connaître où le bon sens humain
Doit s'arrêter, aussi fait-il bien son chemin.
Contre celui qui sait son défaut de cuirasse
L'orgueil est impuissant, sans le froisser il passe.
Dunque si se connaître est le premier devoir
De l'homme, en ce bas monde, il est aisé de voir
Que le plus grand des sots que l'orgueil revendique,
Est, fut, sera le fat, —et la raison l'explique.
Les fats sont le fléau de l'univers entier,
Ils pullulent partout de la cave au grenier,
Ils sont de tous les rangs, aussi de tous les âges,
De tous sexes aussi, des cités, des villages,
Grands, moyens, ou petits, bouffis de vanité
A tel point que chacun en devient hébété.
L'orgueil est centuplé chez eux par l'ignorance.
Ceux qui savent le moins doublent en importance ;
De la nature vraie en outrageant les lois,
Leur fausse gravité leur donne plus de poids,
Mais aux yeux du bon sens cette ruse grossière
Ne peut obtenir cours ; il la laisse au vulgaire.
Ce n'est pas que les faits et gestes de ces fats
Nous frappent à la fois, sous les mêmes formats,
Oh ! non, chacun prétend à des apothéoses
Pour mérites divers, et pour diverses causes .
Irrésistible, l'un se croit l'heureux vainqueur
Du sexe féminin dont il croque le cœur ;
L'autre a pour seul amour sa taille et sa figure,
Et d'un Singe vraiment est la caricature ;
Un autre enfin farcit d'ouvrages fort nombreux
Les rayons surchargés de sa bibliothèque,
Prétend connaître à fond et Tacite et Sénèque,
Et ne sait rien de lui, le pauvre malheureux !

Si vous les comparez aux fats de haut lignage,
Tout boursoufflés d'orgueil, et dont l'ambition
A pour but gouverner toute une Nation.
Pour ceux-là, la louange enflée à l'hyperbole
De par leurs flagorneurs vaut à peine une obole,
Tant d'eux-mêmes ils ont superbe opinion.
Dans cette vaste sphère un fat a mission
En vrai Machiavel d'exercer son contrôle
Sur tout, en général, de l'un à l'autre pôle.
Si le commerce souffre , et tombe du haut mal,
Il dirige soudain tout l'essor maritime ;
Et que si contre lui quelque Napier s'escrime,
Qu'est-ce à dire? ... il sera lui, s'il veut Amiral,
Comme on sait qu'au moyen d'un simple fil d'archal
D'un pantin allemand, et non pas pour la frime,
On fait un Chancelier, ou bien un Field- Marshal.
Tantôt de son bureau mon fat s'en va-t-en guerre,
Sans y connaître rien ; remue et ciel et terre,
Met à nu, met à jeûn, le malheureux soldat,
A deux doigts de leur perte, et le peuple et l'état,
Donne aux ambassadeurs le mot et la replique
Pour faire des traités . . . . . avec la foi punique ;
Et l'énorme budget enflé de lourds impôts
Devra solder le crime et défrayer les sots.
Et lorsque ses projets reconnus indigestes
Sont suivis à la fin de résultats funestes,
Lorsque des millions dépensés, gaspillés,
Dans le gouffre ont été perdus, annihilés,
N'allez pas croire au moins que tombe sa superbe,
Plus il est aplati, plus s'augmente son verbe ;
S'agrippant à la proue en sinistre nocher
Il pousse le vaisseau sur un autre rocher,
Ne soupçonnant jamais qu'il lui manque l'adresse,
Il gouverne toujours de détresse en détresse,
Et quand il manque enfin entièrement son but,
Comme le Musulman il dit : " Dieu le voulut !"
Et maintenant l'instant me parait favorable
De vous prouver mon dire: -écoutez donc ma fable.

Un Ours rude de poil, et de façons aussi,
Aux arbres cependant grimpait avec adresse,
S'emparant sans danger, sans pitié, ni merci
Des beaux essaims de miel dont sans cesse, et sans cesse
Il se gavait dans sa paresse.
Ainsi donc s'engraissant par le travail d'autrui
Au monde il ne prisait autre chose que lui .
Les sciences, les arts étaient sous sa tutelle,
Et sa devise était science universelle !
Tatillon et brouillon, affairé, touche- à-tout,
Son arrogance était pour tout passe-partout ;
Et pourtant, c'est ainsi qu'il se fit clientèle,
Et dictateur du bois au jeu de sa prunelle.

Les bêtes les voilà criant bravo ! bravo !
Cet Ours, c'est un Ours de premier numéro !
Ainsi, si par hazard, après une bataille
On avait du butin à partager, notre Ours
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Avait grand soin de s'arranger toujours
A faire d'un chacun la part, vaille que vaille.
Pourquoi ? " me direz-vous : c'est que cette canaille
Savait très bien augmenter son budget,
Même en dépeçant un poulet.
Aussi s'imposa-t-il pour plus larges salaires,
Et du boucher clama de plus forts honoraires.
Et maintenant il veut, tant est grand son orgueil
Sur la Province avoir et son pied et son œil,
Nulle tâche pour lui n'est assez difficile,
Son nez est à l'affut mille fois plus agile
Que celui des limiers, et son instinct sans art
Damerait le pion à Messire Renard.
Or, un jour qu'il suivait le chemin de halage,
Il vit près du rivage
Avec voile, avec rame, avec son gouvernail,
En un mot comme en cent avec son attirail,
Un bateau se berçant au remous de la rive,
Et jetant à l'écho sa voix toujours plaintive :
Soudain il s'arrêta notre Ours,
Et puis à ses flatteurs, il tint ce beau discours :

"Que les hommes sont fats ! ils ne sont pas de jauge !
Aveugle en tout vraiment l'humanité patauge !
L'homme tout boursoufflé de latin et de grec
N'est à dire le vrai qu'un impudent blanc- bec,
Je me fiche pas mal du clinquant des écoles !
Que me font ses compas, que me font ses boussoles ?
Tenez, vous allez voir comment ce gouvernail
(De l'homme c'est l'épouvantail) ,
Apprendra sous ma patte à se laisser conduire,
De quoi vous pourrez tous déduire,
Que l'homme est un sot animal,
Et que de Londre à Rome il n'a pas son égal.

Il a dit. Se drapant dans sa superbe audace,
Il gagne le bateau qui faiblit sous sa masse.
Les bêtes tout d'abord
Pour le mieux voir se rangent sur le port.
Voilà l'ancre levée, enfin il met au large,
Mais voilà que,-la bonne charge !
La voile qui ne porte pas
De ci de là, s'en va du haut en bas ;
Le bateau non mis en estive
Affaissé court à la dérive,
Le gouvernail se perd, la rame casse, et l'eau
Prend possession du bateau.
L'Ours non déconcerté, confiant en lui-même,
Va ci, va là, dans ce moment suprême,
Sans songer au danger qu'il ne peut concevoir,
Faute d'avoir su le prévoir ;
Jusqu'à ce qu' échouant en tentant l'abordage,
Le bateau déchiré se brise sur la plage.
Témoin des vains efforts de ce vil pataugeur,
Les poissons attroupés en riaient de bon cœur,
Et jusques aux goujons, ces petits gardes- côtes
A gorge déployée, en se tenant les côtes,
Se moquaient de ce touche-à-tout
Et lui criaient de loin : " Sot, tu fais ton vatout! "
Si, qu'à la fin, la menace à la bouche
Apparurent les bateliers ;
Saisi, rossé, broyé notre animal farouche
Reçut des coups et par milliers,
Et de plus le sanglant outrage
Des clameurs de haro de tout le voisinage !

Livre II, fable 5




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