Vous me dites, ami, que vous avez grand peur
Que mes vers, un beau jour, ne me portent malheur ;
Et que des courtisans mes rimes
Ne devraient onc lorgner les crimes ;
Que tancer celui-là, que tancer celui-ci
C'est les diffamer tous ainsi ?
Puis vous me demandez si j'ai vu rats d'Eglise,
Ou chapelains de cour, grâce à leur mignotise
Se glisser auprès des prélats,
Comme auprès de souris les chats ?
Ma langue en fidèle interprète
A cette demande indiscrète
Répondra: " Non! "
Je ne frôle jamais la robe ou le linon.
Les poètes, dit-on, c'est là leur avant scène,
Doivent déifier le vice de Mécène,
C'est en rampant, qu'ils montent aux honneurs,
Et sont les Lauréats de Rois et d'Empereurs;
Moi ce sentier battu, je le laisse au vulgaire,
C'est mon ambition, je ne saurais m'en taire,
De ne pas m' élever, si pour grandir il faut
Flatter les sots titrés, fut- ce le Roi Pétaud.
Je ne flatte jamais, ni jamais ne diffame,
Mais je veux à ma barre, et c'est là mon programme,
Citer devant le peuple et crime et criminel.
De la corruption si je brise l'autel,
Des corrompus, et de leur clique
Je me fais l'ennemi ; mais du diable ! bernique !
Pour m'occuper cela ne vaut pas un fêtu !
Je me drape dans ma vertu
Comme ils se drapent dans leur vice ;
Je ne viens pas par artifice
Prendre les biens d'un homme en vérité,
Car la corruption qui, honteuse se cache,
N'est pas, du moins que je le sache,
Un commerce légal et dûment patenté !
Si je pouvais casser aux gages
Corrupteurs, corrompus, voyez les beaux dommages ?
Ça pourrait bien réduire à rien
Ce monde quelque peu vaurien,
Ça détruirait du coup et Puissance, et Richesse,
Son Altesse en un mot, deviendrait sa Bassesse,
Car ôtez à ces gens la glu, l'or, les pipeaux,
Et se détachent d'eux et scélérats et sots !
S'il en était ainsi combien de dissonances,
Calculez-en les conséquences ?
Le pays, il est vrai, d'abord s'agrandirait
De l'argent gaspillé, prix de chaque méfait,
Mais le luxe privé, la gent aristocrate
Pourraient-ils lors diner dans la vaisselle plate ?
Les Rois, c'est encor vrai, pourraient de leurs amis
Récompenser les soins, le zèle et les avis,
Mais les ministres las ! recevraient moins d'hommages,
Otez les chevaliers plus n'est besoin de pages.
Adieu du lourd budget les fidèles pions,
Flatteurs de tous les rangs, délateurs, espions ;
En ôtant cet étai deux ou trois tripotages
Ne viendraient plus chaque an servir les brigandages
Des roués de la cour ; puis si l'on refusait
Les pensions, voyez ce qu'il en adviendrait !
D'un coup d'orgueil rentré périrait l'avarice,
Et d'inanition le vice !
Puis les ministres même ils pourraient bien périr
Dans ce " sauve qui peut" où l'état va grandir !
Saisissez, s'il vous plait, le pourquoi de mes rimes,
Je les fais, direz-vous pour rimer avec crimes ;
Eh! que m' importe à moi ! Je veux, entendez-vous,
Le bien de mon pays, je le veux vertuchoux !
Que mon vers par trop franc le blâme le vulgaire !
Cela m' est bien égal, on ne me fera taire :
Je n'empêche pas moi que tous les courtisans
De la franchise aussi ne prennent les accents !
Ce qu'il m' importe à moi, c'est que de notre dette
Nous puissions un beau jour avoir enfin l'assiette ;
D'aucun homme privé ne mets l'ambition
Avec le bien public en compétition ;
D'un ministre parbleu voterais la disgrâce
Plutôt que voir la loi rester inefficace.
Je frappe sur le vice, et que me fait mon Dieu
Que s'en plaignent les grands, et les gens de haut lieu ?
On peut avec horreur, et tant en vers qu'en prose
De la corruption parler, je le suppose !
Melius est ut scandalum oriatur
Je le dis, quam ut veritas taceatur !
M'attaque qui voudra ; je ne répands ma bile
Sur aucune unité, j'attaque l'Imbécile,
Le Corrompu, le Sot, le Vice en général,
Mais de l'homme privé, je m'en fiche pas
Dois-je pas censurer l'abus de confiance
Parceque le coupable est homme d' importance ?
Cet honnête intendant dont le compte est exact,
Veut qu'il soit apuré ;-c'est que l'honneur intact
Est pour lui la vertu première,
Et que sa gestion ne craint pas la lumière.
Mais alors, dites-vous, ma fable a pour mandat
De faire allusion aux affaires d'état.
C'est dit, je le veux bien, sans peine je l'accorde,
Mais qui vous dit qu'un jour dans les règnes futurs
Des ministres voleurs aux sentiments impurs
Ne mériteront pas la corde ?
Peut-être que ma fable aura le bon effet
Leur éviter mettre l'affreux bonnet.
Il était une fois, en Angleterre, en France
Ne le sais vraiment pas, une noire Fourmi
Possédant du bagout et non pas à demi,
Dont le babil trop libre, et la rare impudence
Etaient tels qu'elle régentait
Les affaires qu'on discutait ;
Qu'elle sut ou ne sut le pourquoi du litige,
Sa langue allait, allait à donner le vertige ;
Or, entre nous, son but, étant l'ambition.
Par dégrés au Pouvoir elle eut accession.
Voyez la maintenant pour prix de sa jactance,
Se prélasser en chef des greniers d'abondance !
Mais notez que chez le peuple Fourmi,
Peuple qui n'est pas endormi,
De justes lois, vieilles comme le monde,
Et d'une sagesse profonde,
Sont là pour empêcher et la concussion,
Et des greniers publics la déprédation.
Il est donc ordonné qu' à la fin de l'année,
Quand douze fois les mois ont fini leur tournée,
Les comptes soient dressés pour être discutés ,
par des Auditeurs avec soin inspectés,
Afin que des Fourmis la gent laborieuse
Ne soit point rapinée, et puisse vivre heureuse.
Au jour fixé les Auditeurs
S'assemblent en conseil pour juger des valeurs
Dans chaque magasin restées,
Et puis, dépenses constatées,
Apurer l'exercice, et donner en surplus
Un certificat de quitus
Au chef chargé des greniers d'abondance ;
Lequel certificat lui tient lieu de quittance.
Lorsqu' advint le jour solennel
Notre Fourmi peu désireuse
De donner de ses faits un compte officiel
Devant les Auditeurs, hautaine et dédaigneuse
Par manière d'acquit, et sans les délier,
Laissa tomber des bribes de papier.
Une honnête Fourmi d'espèce indépendante
Pour le bien public très ardente,
A dit : " Le résidu qui reste en nos greniers
Est, en vérité, peu de chose,
De la profusion il faut savoir la cause,
Si nous ne voulons tous tomber dans des guépiers.
De notre fond commun je connais le jaugeage.
Et dépenser ainsi, c'est un vrai gaspillage ;
Les comptes où sont-ils ?
Avec un fier dédain,
"Ils sont," dit la Fourmi, gardienne du grain,
"Dans nos archives ; mais faut-il faire connaître
Les secrets de l'Etat ? ... Non, ce serait d' un traître !
Ce serait nous livrer sans force à l'ennemi :
Mon zèle est bien connu ; ne sais point à demi
Quel il est mon devoir ; -donc en ma conscience,
Et mieux, sur mon honneur, cette vaste dépense,
Vaste, je dis le mot, il ne m' effraye pas,
Elle fut faite pour nous sortir d' embarras,
Et pour le bien, pour la défense entière
De la communauté, de notre fourmilière!
De ce discours voici quel fut le résultat,
Le compte on l'approuva sans plus ample débat,
Et de plus on donna vote de confiance
Au fidèle gardien du grenier d'abondance.
Un an s'est écoulé ;-le grenier est à sec
Encor ;-mais la Fourmi voyez-vous a bon bec :
"Réfléchissez," dit-elle, " et songez aux affaires,
En ce moment, elles sont fort précaires,
Et je frémis quand je viens à songer
Qui nous menace à l'imminent danger :
De tous côtés de Dindons des armées
S'avancent contre nous qu'ils traitent de pygmées ;
Or, près de nous , quand est l'invasion,
Un secret révélé trahit la Nation ;
Il me faut donc payer dans ce moment critique
Fort cher, un espion, quelquefois famélique,
Pour ne pas nous livrer sans force à l'ennemi :
Mon zèle est bien connu, ne sais point à demi
Quel il est mon devoir; -donc en ma conscience,
Et mieux, sur mon honneur, cette vaste dépense,
Vaste, je dis le mot, il ne m'effraye pas,
Elle fut faite pour nous sortir d'embarras,
Et pour le bien, pour la défense entière
De la communauté, de notre fourmilière ! "
De ce discours voici quel fut le résultat :
Le compte on l'approuva de nouveau, sans débat,
Et de plus on donna vote de confiance
Au fidèle gardien des greniers d'abondance !
Une autre année a pris son cours,
Et dans les fonds secrets, toujours, toujours, toujours,
Le trésor a passé, -le grand mot conscience
Est mis en avant pour motiver la dépense.
Quand à la fin saisi d'un reste de pudeur,
Ainsi s'en vint parler un Auditeur :
66 Que sommes-nous ? frèles marionnettes,
De petits scélérats faisant force courbettes,
Et qui plus est de plus grands sots
Au ministre faisant payer nos vils écots.
Vraiment sommes des imbéciles
Nous qui nous croyons fort habiles !
Notre corruption seule occit le trésor,
Contre un grain qui nous vient, il vient un boisseau d'or
A cet infâme cuistre
Qu'on nomme le ministre ;
Il profite de ce pour gorger ses amis
Et puis ses espions, et puis ses favoris.
Ainsi pour un prix misérable
De nous-mêmes vraiment nous devenons la fable ;
Nous nous trompons, nous trompons nos amis
Et toute la tribu ;--car nos efforts unis
Amènent chaque année à force de constance
Dans nos vastes greniers le grain en abondance."
Le vote cette fois fut un vote légal,
Et le dol reconnu prononcé déloyal :
Puis au profit de tous l'on confisqua d'urgence
Les trésors escroqués aux greniers d'abondance.