La Cigale et la Fourmi Léon-Pamphile Le May (1837 - 1918)

La cigale est railleuse
 Et se plaît à chanter,
 La fourmi, travailleuse,
 N’aime pas plaisanter ;
 Elle est peu charitable
 Et d’humeur intraitable,
 Lafontaine l’a dit.
 Et puis, s’il a médit,
 L’illustre fabuliste,

 C’est qu’il connaissait bien
 La petite égoïste.

 Travailler ne vaut rien
 Si vous n’avez point d’ordre
 Ou de noble dessein,
 Si vous vous laissez mordre
 Par l’amour d’un vil gain.
 Chanter vaut quelque chose
 Si l’on chante à propos :
 Un chant gai nous repose
 Et nous rend plus dispos.
 C’est pourquoi la cigale,
 Dans la belle saison,
 Eut mille fois raison
 De chanter, au scandale
 De dame la fourmi.
 C’est vrai qu’elle a gémi
 Quand a soufflé la bise,
 Mais il faut qu’on le dise,
 C’est grâce, assurément,
 Au mauvais sentiment
 De la fourmi gorgée.
Ce que l’on ne sait pas, c’est qu’elle s’est vengée
 En cigale de cœur ;
 Lisez, me voici chroniqueur.

 Les cigales, prudentes,
 Font entendre leurs voix stridentes
Dans les beaux jours d’été, quand les vives chaleurs
Rayonnent dans les airs et sur les champs en fleurs.
C’est toujours le beau temps que leurs chants nous annoncent ;
L’homme et l’insecte, alors, se hâtent au labeur.
Mais quand se tait leur voix tous les sourcils se froncent
 Et tout nuage nous fait peur.

Quand la chaude saison fut enfin revenue,
 La cigale méconnue
 Se cacha, sur un arbre épais,
Tout près de la fourmi qui travaillait en paix,
Puis, au lieu de chanter quand un soleil superbe
 De ses rayons
 Dans les sillons
 Plongeait l’étincelante gerbe,
 Elle chanta sous le ciel noir
 À l’approche de l’orage.

 Toujours trompée en son espoir,
 La fourmi ne fit point d’ouvrage ;
 Et lorsque l’hiver arriva,
 Bien rapide,
 Son grenier se trouva

 Presque vide,
Et ce fut à son tour, alors, de mendier.
 Elle frappa chez sa voisine,
 Où l’on faisait bonne cuisine,
 Et se mit à psalmodier
 Avec beaucoup de modestie,
 Pour attirer la sympathie,
 L’histoire de sa pauvreté.

— Votre sort ne fut point, sans doute, mérité ?
 Dit, d’une voix bénigne,
 La cigale maligne
 Que la fourmi ne reconnaissait pas.

— Si j’avais moins donné, reprit la mendiante,
Vous ne me verriez point, honteuse et suppliante,
 De porte en porte ainsi traîner mes pas.

 — Je vous crois bien, et je badine :
 Mais venez ; c’est l’heure où je dîne,
 Et le dîner est servi.

 Or, la table était magnifique.
 Le dîner fut suivi

 De chant et de musique.
La fourmi cependant voulut prendre congé.

 — Pas du tout, dit l’hôtesse ;
 J’en aurais bien de la tristesse :
Je vous garde avec moi, c’est un plan arrangé,
Jusqu’à ce que l’hiver avec son froid cortège
Soit loin de nous, jusqu’à ce que vienne l’été.

— Qu’ai-je fait pour qu’ainsi ta pitié me protégé,
Et comment reconnaître enfin tant de bonté ?

 — Sur la prairie
 Toute fleurie
 Si la cigale chante encor
Pour vous prédire un ciel longtemps d’azur et d’or,
Et que, venu l’hiver, elle quête une graine
Qu’elle aura, la pauvrette, oublié d’amasser,
 Ah ! ne vous montrez plus vilaine
 Et ne l’envoyez pas danser !

 Le premier imbécile
Fait le mal pour le mal et s’en vante, on le sait ;
Mais une autre vengeance autrement difficile,
C’est de faire du bien à celui qui nous hait.

Livre III, fable 7




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