L'Hirondelle et le Moineau Éliphas Lévi (1810 - 1875)

Un moineau de peu de cervelle
S’était épris d’une hirondelle ;
L’hirondelle croyait l’aimer.
Faussement, en amour, on dit qui se ressemble
S’assemble :
L’amour vit de contraste, et se plait à former
Des unions extravagantes.
Dame hirondelle avait des formes élégantes,
Dom moineau se montrait bon vivant et joyeux.
Ils passèrent ainsi tous deux
De la belle saison les rapides journées ;
Mais bientôt les feuilles fanées
S’en allèrent au vent, les arbres éclaircis
Frissonnaient dans toues leurs branches.
De gelée au matin les plaines étaient blanches,
Et les pauvres oiseaux se cachaient tout transis.
- Adieu, dit un jour l’hirondelle,
Je vais ou le printemps m’appelle.
- Quoi ! tu t’en vas ? dit le moineau.
Quel printemps vaudra nos caresses ?
Mais tu veux sous un ciel nouveau
Porter tes volages tendresses ;
Et tu vas oublier mes regrets superflus.
Adieu, je ne te retiens plus !
- Oui, dit alors la fugitive,
Je vais sous un autre soleil
Chercher un amant qui me suive,
Un amant qui me soit pareil.
Elle part : du moineau l’âme est anéantie.
- Je ne l’aurais pas cru, dit-il, elle est partie !
L’hirondelle se retournait
Pour voir si le moineau venait ;
Pour jamais ils se séparèrent.
Tous deux avaient tort, et pourquoi ?
C’est que l’amour et son caprice
Ne peuvent taxer d’injustice
La nature qui fait la loi.

Epoux dont l’âme est désunie,
Accusez de l’amour le mensonge ou l’erreur ;
Mais au tourment de votre cœur
N’ajoutez pas la calomnie.

Livre I, fable 19


Symbole 19 :

Nous sommes loin de conseiller ou de justifier la séparation entre époux. Le mariage est sacré et indissoluble : les véritables époux ne se séparent jamais.
Les amourettes volages appartiennent aux mœurs de la vie animale. Un homme digne de ce nom et une femme digne d’être une mère ne se reprennent pas après s’être donnés. L’homme qui abandonne sa femme est un lâche. La femme qui abandonne son mari est une prostituée.
Que faire pourtant lorsqu’on s’est trompé en se croyant faits l’un pour l’autre ? Que faire quand la vie commune est un supplice ? Il faut, tout en se séparant matériellement, rester fidèles et dévoués l’un à l’autre. Tels sont les principes de la morale qui ne transige jamais avec les faiblesses humaines. Les infidélités conjugales sont des chutes et des misères qui appartiennent à l’animal ; les véritables et irréparables infidélités sont celles de l’esprit et du cœur.
Si Desgrieux était le mari de Manon Lescaut au lieu d’être son amant, il serait sublime lorsqu’il l’accompagne dans son exil, mais Manon Lescaut mariée serait tellement infâme qu’elle n’oserait plus revenir à Desgrieux : il lui resterait pour triste ressource de lever la tête, d’afficher sa honte ou de la couvrir d’hypocrisie en faisant la prude et en disant qu’elle a quitté Desgrieux parce que c’était un abbé défroqué et un libertin.
Elle rendrait alors un véritable service au pauvre Desgrieux qui la pleurerait comme morte,… et qui la suivrait peut-être encore en Amérique, mais repentante, rachetée par l’expiation, purifiée enfin pour commencer une vie nouvelle dans un nouveau monde.
Si la Béjard eût quitté Molière en le calomniant et en l’outrageant, notre grand comique ne fût peut-être pas mort si jeune et eût laissé quelques chefs-d’œuvre de plus.


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