Un jour, en un Couvent de bons Bénédictins,
Et, si tous n'étaient bons, tous étaient censés l'être,
Le Chapitre assemblé, tenant à bien connaître
L'Abbé que, cette fois, par secrets bulletins,
On élirait, voulut que tout Frère, d'avance,
Vînt étaler, céans, sa mystique éloquence.
Tel devait obtenir l'abbatial pouvoir,
Qui le plus déploierait de sens et de savoir :
Chacun se flattait bien d'emporter la balance ;
Chacun se flattait mal, comme on le pourra voir.
Passons sur tout cela que trouva chaque Frère
À déduire touchant Dieu, le Ciel et la Terre ;
Touchant tout, en un mot, touchant soi-même, enfin;
Tenez que beau ce fut , mais un peu long... L'affaire
Où je doive au plus tôt venir, c'est le Scrutin ;
On le dépouille ! ... Dieu pardonne
Anos Moines, en grand émoi,
Leur crainte ou leur espoir ! ... Est-ce vous ? Est - ce moi ?
Ah! qui de nous doit être Abbé !... Personne !...
Trente ils étaient, et, sur ces trente voix ,
Chacun d'eux en eut une, et la sienne, je crois ;
Or, quand je dis « je crois », c'est qu'en toute aventure,
Il ne faut affirmer qu'une chose bien sûre ,
Et qu'ici je ne fais que douter. Poursuivons...
Mais, quoi poursuivre ? Nous voyons
Que chaque concurrent ses concurrents regarde,
Et semble dire : Prenez garde ;
Car, si ce n'est celui pour lequel j'ai voté,
Le Scrutin sera nul à toute éternité ! -
Allons-nous donc rester en chemin , je vous prie ? —
Non, non, quelqu'un nous arrive à grands pas ;
C'est le Portier de l'Abbaye,
Qui vient nous tirer d'embarras.
Il annonce au Chapitre un Digne Homme qui porte,
Comme eux, de Saint Benoît l'habit,
Et qui, le front courbé, là , derrière la porte,
Demande que d'entrer on lui donne crédit ;
Porteur, dit-il, d'un céleste message,
Propre à changer en bien l'avenir du Couvent,
Peut-être, ajoute-t-il, on trouverait peu sage
De le congédier, sans l'entendre un moment.
Le Chapitre, en effet, impatient d'apprendre
Quel est donc ce message, et d'où vient l'Étranger
Qui s'en dit le porteur, fait à ce Messager
Savoir qu'on est prêt à l'entendre.
Le Portier l'introduit ; et, d'abord, son aspect
Inspire je ne sais quel singulier respect,
Quel respect mi-parti de trouble, d'épouvante,
Tant son allure est vague, étrange, décevante,
Et tient tout à la fois du Saint et du Damné !
Galbe noble et teint basané ;
Bien que d'un âge mûr, ses traits portent l'empreinte
De quelque passion, volcan sans doute inné,
Dont la flamme en son cœur ne saurait être éteinte ;
Et, sur son large front de rides sillonné,
Semble écrit par ce feu qui toujours le dévore,
« Je combattis longtemps, et je combats encore ! »
Cet Homme se recueille, et puis, fort humblement,
Il lève vers les cieux ses humides prunelles ;
Et, l'on en voit, soudainement,
Jaillir deux longues étincelles ! ...
Éblouis, fascinés par ce rayonnement :
Ah ! disaient les Monachs, moitié peur, moitié joie,
Serait-ce donc un Saint que le Ciel nous envoie ?...
Moi, repart l'Inconnu, moi, grand Pécheur, un Saint !
Un Saint, moi, qui gémis indignement, mes Frères,
Sous les nœuds du Serpent, qui m'enlace et m'étreint !
Un Saint, moi, qui ne suis qu'un lâche en mes misères,
Et ne mérite pas même d'en être plaint,
Tant que je n'aurai su du Ciel vaincre la haine ! ...
Mais, connaissez l'objet qui parmi vous m'amène.
Vous savez quel je suis, mes Frères ; pour l'endroit
D'où je viens, c'est le Monastère,
Qu'au Mont-Cassin, édifia naguère
Notre bienheureux Saint Benoît.
Un certain soir , dans la chapelle
Où gît sa dépouille mortelle ,
Je m'étais mis en oraison ;
A peine je venais d'achever ma prière,
-
O miracle, qui trouble et confond la raison ! ...—
Sans que j'en aie ouï ni vu bouger la pierre,
Sur son tombeau, le Saint, rayonnant de lumière,
M'apparaît, et me tient ce discours :
Il est, en un tel lieu de France,
Mon Enfant,
Un Couvent de mon ordre, où chaque Pénitent
Pousse trop loin la pénitence ;
Où de mes volontés on ne néglige rien,
Pas même ce qu'il faut interpréter : Folie !
Ces Bénédictins-là sont par trop gens de bien :
L'excès est un péché, même en toute œuvre pie ;
Mon Fils, la lettre tue, et l'esprit vivifie,
Bien d'autres l'ont dit avant moi ;
Et, si ma règle est une loi,
Qu'après ma mort, en donnant mon histoire,
Daignait approuver Saint Grégoire ,
C'est que j'avais d'abord pris soin
D'y laisser matière à la glose,
Afin qu'on pût étendre ou restreindre la chose,
Suivant le lieu , le temps et le besoin.
Or, de là-haut, j'ai vu que, sur toutes matières,
Soit jeûnes, veilles ou prières,
A force d'enchérir, les gens de ce Couvent,
Contre le vœu de Dieu, se jouant de leur vie,
Par leurs austérités , risquent incessamment
De transformer leur Cloître en une Infirmerie.
Non, ce n'est pas ainsi , mon Fils, que le Seigneur
Demande qu'on le serve et prétend qu'on l'honore :
Tout ce qui peut du corps épuiser la vigueur,
Altère bientôt l'àme, et la jette en langueur ;
Non, ce n'est pas ainsi que ce Dieu qu'elle implore,
La veut faible et malade ; il la veut en santé,
Il la veut florissante en son humilité.
Donc, pour qu'en santé l'âme à se tenir parvienne,
Bien faut-il que le corps avant tout s'y maintienne ;
Car, l'âme est toujours forte en un corps toujours sain.
Des moindres soins du corps, tu sais qu'au Mont-Cassin,
Depuis l'Évêque, il n'est personne qui s'abstienne ;
Mais, ailleurs , maint Abbé les méprise ; et celui,
Que je te viens signaler aujourd'hui,
Surpasse, en ce mépris, de bien loin tous les autres ;
Ce dit Abbé, le croirais-tu,
Tient qu'un Moine a peu de vertu,
S'il n'en a plus qu'en avaient les Apôtres.
Aussi, dans ce Couvent, sous cet Abbé, jamais
Aucun Frère n'obtint de trêve ni de paix ;
Et, même en temps de maladie,
Toujours il faut qu'on jeûne, et qu'on veille, et qu'on prie
Mais, ce qu'il exige d'autrui,
Comme il n'est pas , ce digne et trop saint homme,
Sans l'exiger également de lui ;
Comme il en est, hélas ! tombé malade,
Et qu'il n'en persiste pas moins
Jusqu'à ce que la mort enfin l'en dissuade,
A vouloir pratiquer ma règle en tous ses points,
Dieu le va retirer bientôt de cette vie :
Tel mois, tel jour , telle heure, il n'existera plus ! ...
Mon Enfant, prions Dieu, dont la grâce infinie
A l'aveugle Pécheur compte au moins ses vertus,
Prions Dieu qu'il l'admette au rang de ses Élus.
Et, cela fait, mon Fils , de crainte que l'exemple
De sa déplorable ferveur
N'induise à mal son successeur,
Je te vais confier ma volonté bien ample,
Que tu leur porteras, écrite de ma main,
Sur ce céleste parchemin.
Ils y verront qu'on peut, sans que tant il en coûte,
Du Paradis gagner directement la route.
Quant à toi, mon Enfant, puisse la mission,
Que, pour le bien d'autrui, je commets à ton zèle,
Contribuer à la rémission
De tes péchés les plus grands ! Puisse-t- elle
Te devenir un titre à la vie éternelle !
Le temps presse ; va, pars ; arrive en ce Couvent,
Assez à point pour leur faire connaître
Quel homme bon, prudent, patient, ce doit être
Que leur Abbé dorénavant.
Et, s'il n'est en leur Monastère,
Personne, dont le caractère
Ne présente à leur choix nulle ombre de danger,
Le mieux serait de prendre alors tel Étranger,
Qui, dans les tourments de sa vie,
Causés par quelque grande erreur,
D'un plus grand repentir suivie,
Leur offrirait la garantie
De sa pitié pour tout Pécheur...
Car, vous savez, Mon Dieu, si la chair est fragile,
Quand vous dites dans l'Évangile :
<« Celui qui plaint les maux des Brebis du Seigneur,
Je le prendrai pour mon Pasteur ! »
Va donc, mon Fils ; que Dieu te garde et les éclaire ! ...
Il dit ; et, tout à coup, de la même manière
Dont, à mes yeux, il était apparu,
Sans que j'en aie ouï ni vu bouger la pierre,
Dans son tombeau, le Saint et la vive lumière
Dont rayonnait son front, tout est redescendu ;
Sa voix vibrait encore, il avait disparu !...
Alors, comme guidé par un bras invisible,
Dont la puissance irrésistible
S'empressait d'ouvrir, devant moi,
Chacun des huis de notre Monastère,
J'en franchis, à grands pas, l'enceinte, et je me vois,
Tout d'un élan, du fond de l'italique terre,
En votre Cloître transplanté,
Sans savoir si c'était songe ou réalité !
Combien j'avais , pourtant, parcouru de campagnes,
Et traversé de lacs, et gravi de montagnes,
Mais, sans avoir rien vu, tant je me suis hâté ;
Sans avoir même pris aucune nourriture,
Tant l'homme, en un moment, peut changer de nature,
Lorsque par l'Esprit Saint son corps est habité ! ...
Tout ce que Saint Benoît me chargea de vous dire,
Mes Frères, je crois l'avoir dit ;
Mais, tout ce que le Saint, pour vous, avait écrit,
Mes Frères, vous pourrez le lire,
Car en voici le manuscrit,
Tel qu'il me l'octroya lui-même.
Et l'Étranger, de sa robe, soudain,
Tire un rouleau de parchemin,
Qu'à leurs yeux il agite, et qui, - surprise extrême, –
Semble un jet de feu dans sa main !...
Et, le Chapitre s'extasie
A ce nouveau miracle ; il tombe bien et beau
Tout entier à genoux devant le saint flambeau ,
Puis , tout d'une voix glorifie
Le nom de Saint Benoît... Aussitôt, l'Étranger :
Mes Frères , poursuit-il, que dois-je présager
De cela que je vois?... Mais, soit grâce ou prière
Qu'au Saint vous adressiez, et de quelque manière
Que ce pieux élan se puisse envisager,
A présent que voilà ma mission remplie,
La volonté du Saint sera-t-elle accomplie ?
Le remerciez-vous de vous avoir donné,
Ou lui demandez-vous, mes Frères, qu'il vous donne,
De chez vous ou d'ailleurs , une digne personne,
Dont l'esprit, de tout point, soit le mieux façonné
Pour vous conduire au but que le Saint se propose ;
Pour vous faire , ici-bas, s'il entend bien la chose,
Trouver, avant qu'au Ciel vous puissiez être admis,
Un avant-goût du Paradis ?
En un mot, cet Abbé, que le Saint vous désire,
Cet Abbé, que toujours il vous aurait voulu,
Mes Frères, l'allez-vous élire,
Ou, déjà, l'avez-vous élu ?...
Oui, lui répond le Doyen du Chapitre,
Et je le dis au nom de tous,
Oui, nous l'avons élu , mon Frère, à plus d'un titre,
Et Saint Benoît sera content de nous ;
Car, cet Abbé que nous prenons, c'est vous !
Vous, l'Élu du Seigneur, soyez aussi le nôtre ;
Pourrions- nous en trouver un autre ,
Qu'il nous désignât mieux que vous, qu'il fit choisir
Par notre Saint Benoît, que vous, qu'il fit venir
Exprès du Mont-Cassin, pour nous montrer la voie
Où l'œuvre du Salut devient un poids léger ?
Oui, vous êtes cet Étranger,
Dont vous parlait le Saint, et que Dieu nous envoie ;
Car, vous nous l'avez dit, même, dès en entrant,
Que vous portez au cœur une ancienne blessure
Saignante encore, et cela nous assure
Que, de tout être ainsi que vous souffrant,
Ce cœur prendra pitié ; n'est-il pas vrai, mon Frère ?
Vous, donc, que pour Abbé Dieu nous a dévolu,
À son choix, à nos vœux, ne soyez pas contraire :
Mon Frère, que l'Élu de Dieu soit notre Élu !
Et, tout aussitôt, l'Assistance
Répète : Que l'Élu de Dieu soit notre Élu !
Et le Doyen, alors, vers l'Étranger s'avance,
Pour le presser, au nom du troupeau monacal,
De venir prendre place au trône abbatial...
Mais, o conduite singulière !
A chaque pas que le Doyen
Fait en avant, l'Étranger bel et bien,
De son côté, fait un pas en arrière,
En regardant derrière soi ;
Et l'on dirait que quelque chose
Lui vient, de là , jeter au cœur certain effroi ...
Quelle en pouvait être la cause ?
On se le demandait, quand, tout à coup, voilà
Notre Doyen saisi d'une transe inouïe ;
Pâle, tremblant, demi mort, il s'écrie :
A moi, mes Frères !... Qu'est-ce là ?…..
Déception abominable :
J'ai vu, j'ai vu sa queue, et ce Saint est le Diable !...
Regardez, regardez, mes Frères, tout au bas,
Tout au bas de son froc, ne la voyez-vous pas,
Qui, malgré qu'il en ait, deçà, delà , s'agite ?...
Tout le monde regarde, et la voit !... Vite, vite,
Chacun de se signer ; puis, on court, à l'instant,
Chercher, au Moutier, l'eau bénite...
Mais, pour chasser le fourbe, il n'en fallait pas tant ;
A peine a-t-il vu le Chapitre
Faire en commun le Signe protecteur,
Symbole de la Croix , où notre Rédempteur
Mourut pour nous ravir à l'Enfer, le belitre
Au Ciel montre le poing, rugit, grince les dents,
Puis, enfin, disparaît et s'abîme en un gouffre,
D'où sort une vapeur de bitume et de soufre !...
Pauvres Moines, il était temps ;
Si le drôle eût mieux su vous dérober sa crainte,
Et vous cacher sa queue, abusés par sa feinte,
Abbé le nommiez-vous !... Horrible guet-apens :
Que de Saints en Enfer, d'un seul coup, mes Enfants !...
Mais, à quoi tient, hélas ! le salut de notre âme?
Car, Satan est en nous, comme il est hors de nous ;
Toujours, pour nous surprendre, il nous guette , l'infâme.Car, il connaît trop bien nos penchants et nos goûts !
Hors de nous, c'est l'attrait des êtres et des choses,
Par lequel il provoque et suborne les sens ,
Tandis qu'en nous, ce sont mille métamorphoses
Auxquelles il soumet nos organes pensants.
Et, de là, ces pensers si divers, dont les causes
Proviennent de nos sens ; ces pensers, à leur tour,
Nous font surgir, au cœur, de vifs instincts d'amour,
Qu'aussitôt le serpent transforme en appétence,
Puis, qu'il change bientôt après en passion ;
Au prisme de l'illusion,
Il en rend pure, à nos yeux, l'apparence ;
Mais, vienne le plaisir, s'ensuivra la souffrance,
Et le Maudit rira, criant : Damnation !
Hé quoi, me direz-vous peut-être,
S'il est de bons instincts, d'honnêtes appétits,
Et d'innocents plaisirs, que Dieu nous ait permis,
Quel moyen de les reconnaître,
Quand vous prétendez que Satan
Nous fait trouver si doux ceux qui nous doivent nuire ? -
Écoutez ; en deux mots, moi, je vous vais instruire
Du seul moyen qui peut déjouer le Quidam.
Lorsqu'une Passion vous vient faire visite,
Et que tout doucement elle vous sollicite ,
Recueillez-vous d'abord , et demandez-vous bien :
Est-ce le mal, est-ce le bien
Que je dois trouver à sa suite,
Si j'écoute sa voix, si j'accomplis ses vœux ?
Alors, une autre voix, dont sûre est la science,
La voix de votre conscience,
Vous répondra, tantôt : « Accueille, tu le peux,
Celle-ci, car, elle est simple, candide et belle,
Et c'est le bien que Dieu fait marcher après elle » ;
Tantôt : « Allons, repousse au plus tôt celle-là,
Car, son souris est faux, car, son regard est louche,
Car, pas un mot de ceux qui sortent de sa bouche,
Dont le vrai sens ne soit : Mensonge que cela !
Et c'est, enfin, le mal qui l'accompagne ;
Le mal, que Satanas, dès qu'il met en campagne
Pareille Virago, prend la précaution
D'attacher à ses reins , de peur qu'elle n'oublie ,
En son point capital , l'horrible mission
Qui de l'Enfer leur doit assurer la partie. »
Or, voici ma conclusion :
Toute mauvaise Passion
Porte aux reins une queue , aussi bien que le Diable.
Lors, donc, que cet objet hideux et détestable,
Chrétiens, viendra frapper vos yeux,
Signez-vous, et tournez vos regards vers les Cieux :
Il n'est rien qui nous fasse à Belzebuth terribles,
Il n'est rien qui nous rende à l'Enfer invincibles,
Comme de bons Signes de croix,
Suivis de bons « En Dieu je crois ! »