Le Poète et le Courtisan (Le Loup et le Chien) Eugène Desmares (1806 - 1839)

Un Poète n'avait que les os et la peau,
Tant contre ses grands vers on se tenait en garde.
Arrive un Courtisan aussi puissant que beau,
Gras, poli, qui chez lui se trouvait par mégarde.
Le dévaliser à loisir,
L'Auteur l'eût fait avec plaisir ;
Mais il fallait livrer bataille,
Et le mâtin était de taille
A se défendre hardiment.
L'Auteur donc l'aborde humblement,
Entre en propos, et lui fait compliment
Sur son embonpoint qu'il admire :
Il ne tiendra qu'à vous, beau sire,
D'être aussi gras que moi, lui répond le faquin.
Quittez les toits, vous ferez bien,
Vos pareils y sont misérables,
Cancres, hères et pauvres diables,
Dont la condition est de mourir de faim :
Car, quoi ? rien d'assuré ! la faveur vous évite ;
Tout vient à force de mérite ;
Suivez-moi, vous aurez un bien meilleur destin.
Le Poète reprit : Que me faudra-t-il faire ?
Rien, dit le Courtisan, donner la chasse aux gens
Portant placets, et mendiants ;
Flatter ceux du logis, à son maître complaire ;
Moyennant quoi, votre salaire
Sera force rubans de toutes les façons,
Riches emplois et grands cordons,
Sans parler de mainte caresse.
L'Auteur déjà se forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse.
Soudain il voit le dos du Courtisan courbé :
Qu'est-ce là ? lui dit-il.-Rien.-Quoi rien ! -Peu de chose :
Le penchant qu'à mes reins la courbette a laissé
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
Des courbettes ! dit l'autre : eh ! vous n'êtes donc pas
Un grand seigneur ? - Pas encor : mais qu'importe ?
-Il importe si bien, que de tous vos crachats
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor.
Le Poète, à ces mots, s'enfuit, et court encor.

Livre I, Fable 5




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