Le Témoin du Poète Ibicus Louis Auguste Bourguin (1800 - 1880)

Aux paisibles combats de la lyre et des Vers
Corinthe a convoqué les peuples de la Grèce ;
Et déjà dans ses murs, qui dominent deux mers,
La foule est accourue, et s'agite, et se presse.
Seul, à pied, s'appuyant sûr un léger bâton,
Par un sentier désert, se rendait à la fête
Le poète Ibicus, favori d'Apollon,
Dont trois fois la couronne a déjà ceint la tête.
Rêvant au nouveau prix dont son cœur est jaloux,
Il cheminait gaiement, quand soudain dans les nues
Il entendit les cris d'une troupe de grues,
Qui, de l'hiver du nord redoutant lé courroux,
Vers les plaines du sud cherchaient un ciel plus doux.
« Salut, dit Ibicus, salut, troupe légère !
Pour moi votre rencontre est d'un présage heureux.
Nos destins sont pareils : poète aventureux ,
Je cherche, comme vous, une terre étrangère.
Puissé-je y rencontrer un toit hospitalier,
Et vainqueur retourner bientôt vers mon foyer ! »
Mais tandis qu'il se berce en ce rêve de gloire,
Deux brigands tout à coup lui barrent le chemin.
Peut-il leur résister, lui dont la faible main
N'a jamais su porter que la lyre d'ivoire?
11 appelle au secours ; nul sauveur n'apparaît ;
Il invoque les dieux, et la foudre se tait;
Seule, du haut des airs, la troupe voyageuse
Répond d'un cri plaintif à sa voix douloureuse.
« Oiseaux, c'est Ibicus qui vous prend à témoin,
Dit-il ; puisque nul autre ici ne peut l'entendre,
D'accuser ces cruels il vous laisse le soin. »
Il dit, et sous leurs coups tombe sans se défendre.
Son corps, que dans les bois les brigands laissent nu ,
A Corinthe porté, fut bientôt reconnu.
La foule est consternée et pleure le poète.
Mais l'instant est venu de commencer la fête.
A flots tumultueux, vingt peuples différents
Des gradins du théâtre inondent les. trois rangs ;
Le bruit confus des Voix ressemble à la tempête.
Leurs lyres à la main, bientôt les concurrents
Paraissent, on se tait ; quand des milliers de.grues
Obscurcissent le jour, en traversant les nues.
Et soudain une voix : « Regarde, ami Lycus,
Voici venir là-haut les témoins d'Ibicus. »
Une autre voix répond par un éclat de rire.
Ibicus !... A ce nom tous les cœurs sont émus.
Ce poète qu'un crime affreux... Mais que veut dire
Cet étrange propos?... ce rire?... Et quel rapport
Entré l'homme dont tous voudraient venger la mort,
Et ces bandes d'oiseaux qu'au ciel on voit paraître ?
Et le même soupçon dans tous les cœurs pénètre.
Un même cri, formé de mille Cris confus.
S'élève : « Saisissez le traître et son complice,
C'est quelque dieu vengeur qui les pousse au supplice.»
Vainement dans la foule ils se sont confondus,
Leur pâleur les trahit, leur trouble... On les arrête,
Devant le magistrat on les traîne éperdus,
Ils confessent leur crime, et justice en est faite.

Livre VI, Fable 10, 1856




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