Le Poète et la Cigale Éliphas Lévi (1810 - 1875)

Sur la verdure posée,
Et s’enivrant au soleil
D'une goutte de rosée,
La cigale, a son réveil,
Bénit la nature et chante :
Au loin, sa voix innocente
Annonce le bel été.
Sous un grand chêne abrité
Anacréon l'écoute, il accorde sa lyre,
C'est la cigale qui l'inspire ;
Il chante la cigale, il chante les beaux jours,
Et l'innocence et les amours;
Il chante les cœurs purs qui, comme la cigale,
Mènent devant les dieux une existence égale,
Et confiant leur vie aux faveurs du soleil,
S'endorment sur, la foi de l'horizon vermeil!
Une piqure importune
Vient l'interrompre; il croit voir
S'agiter comme un point noir:
La fourmi difforme et brune,
L'avare et sotte fourmi
Qui ne chante pour personne,
Prête peu, jamais ne donne,
Et ne connait pas d'ami.

Tl veut écraser la bête ;
Mais la cigale, en chantant,
Attendrit son cœur content :
Peut-on, lorsqu'on est poète
Avoir un cœur sans bonté
Et sans générosité ?

La cigale, qui devine,
Dit au vieil Anacréon :
- En épargnant ma voisine,
Tu m’as payé ma chanson.

La fourmi noire et chagrine
Eut grand tort de le blesser;
Mais pour sauver la mauvaise,
J'ai chanté, j'en suis bien aise,
Maintenant je vais danser.

Livre I, fable 1


Symbole premier :

Dans le symbolisme hiéroglyphique des anciens la cigale représente les aspirations vers la divinité, elle annonce le printemps, elle tient de la sauterelle, et du scarabée qu’on voit souvent gravés parmi les signes sacrés de l'Égypte. Anacréon l'a chantée dans une ode qui est presque un hymne. La fourmi au contraire est un signe typhonien ; elle tient de la mouche consacrée à Beelzebub, et cela est si vrai qu’une variété de fourmis porte des ailes. Les fourmis s’entredétruisent, se dévorent entre elles et piquent ceux qui les touchent. La Fontaine avait donc raison de dire que l'avarice égoïste est le moindre défaut de la fourmi : elle en a en effet bien
d'autres. Notre fable qui place l'homme entre ces deux symboles, représente la lutte des deux penchants opposés de la vie humaine, l'aspiration céleste et l'instinct matériel, la chanson de l'idéal et la morsure du positif, et c'est définitivement l'idéal qui remporte tout l'avantage.

C'est en effet l'idée affranchie des intérêts saluant l'avenir, comme la cigale salue le printemps, qui décide des intérêts mêmes. Les grands courants d'opinion sont soulevés et conduits par les idées généreuses qui excitent l'enthousiasme. La foi est le levier d'Archimède, lorsqu'on a un point d’appui dans le ciel, on remue et l'on déplace la terre.

La foi est donc le premier principe de la philosophie occulte que nous définirons la science
des lois et des forces exceptionnelles de la nature. L'être est. Dans l'être est la vie; dans la vie l'intelligence, non comme accessoire, mais comme principe. Ceci nous mène droit à la connaissance de Dieu.
Les lois de la vie universelle sont les lois données par l’universelle. L'intelligence particulière subit ces lois générales et en est l’esclave tant qu'elle ne les approprie pas à ses usages particuliers.

Il est donné à l’homme un petit monde à régir par sa volonté. Si sa volonté n'est pas libre, il subit les lois fatales qui le traitent en esclave et tendent à le résorber dans la mort, car l'intelligence universelle travaille à détruire les esclaves et à créer des hommes libres. Le propre de l’intelligence, dégagée des instincts, est le dévouement. Le ciel en morale, c'est l'harmonie des sentiments généreux, et la terre ou l'enfer c’est le conflit des instincts lâches.

Celui qui veut user en lâche de la puissance occulte sera dévoré par elle. La lumière universelle, qui est le grand agent des prodiges, est le feu de l’enfer pour les méchants.

Nous représentons ici l'initié sous la figure d'un poète. En effet, poésie vent dire création et l'initié est un véritable créateur. Il donne la lumière et conserve la vie à ceux mêmes qui le persécutent, il ne se venge que par des bienfaits. Ses enchantements des chants en l'honneur de Dieu et de la nature, et lorsqu’il a conservé la vie au profane qui le méconnaissait et voulait le condamner à la misère et à la réprobation, il peut dire comme la cigale de notre fable :

J'ai chanté, j'en suis bien aise,
Maintenant je vais danser.


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