Tamerlan et le Poëte Nasreddyn Etienne Catalan (1792 - 1868)

Vers les murs d'Yémisheïr,
Marchait Tamerlan : Dieu sait comme,
En tout lieu qu'il avait projeté d'envahir,
Il fallait à sa loi promptement obéir,
Faute de quoi, tout à coup, l'homme
Devenait tigre. Nonobstant,
La Cité voulut, un instant,
Faire tête au Prince Tartare.
Pour cet effet, chacun va, vient, et se prépare,
Chacun, sauf, toutefois, certain vieux citadin,
Un Poète, et, pourtant, un Sage : Nasreddyn,
Ce beau Conteur, qu'avec justice,
Les Écrivains nationaux,
Pour mille traits originaux
Tant de raison que de malice,
Nomment l'Ésope Ture. A ses concitoyens,
Que son zèle, en hâte, rassemble :
Hélas ! plus je vous vois courageux, plus je tremble !
Dit Nasreddyn ; quel espoir, quels moyens,
Pouvons-nous opposer à ce foudre de guerre ?
Résister, n'est-ce pas enflammer sa fureur ?
Car, ces fiers Conquérants, ah ! je ne sache guère
Qu'on les puisse fléchir que par ambassadeur,
Et par soumission ; l'effort d'un beau courage,
Si peu qu'il arrête leurs pas,
Pour ces Envahisseurs n'est, souvent, qu'un outrage,
Qu'ils peuvent admirer, mais, ne pardonnent pas !
Laissez-moi remplir le message
D'aller, seul, conjurer l'orage
Qui s'apprête à fondre sur tous :
Je suis vieux, un vieillard est puissant, à genoux !
Je ne sais quelle voix de là- haut me rassure :
Mes chers Concitoyens, si j'en crois cet augure,
Tantôt, à mon retour, de fleurs ornant son front,
Comme en ses plus beaux jours de fête,
Notre Cité pourra, vierge de tout affront,
Fièrement jusqu'aux cieux porter encor sa tête.
Il dit, et les convainc : par acclamation
Le Peuple confirmant sa sainte mission,
On le bénit, l'étreint , et puis on l'accompagne
Jusques à son logis. Notre Ésope , céans,
Avant de se mettre en campagne,
Cherche, tout d'abord, quels présents
Il doit mettre aux pieds du Barbare ?
Or, ce qu'il possédait de plus beau, de plus rare,
C'était des fruits : Va donc, ce dit- il , pour des fruits...
Voilà figues et coings, et puis
Coings et figues ; quel choix ferons-nous ? Sur mon âme,
Je suis embarrassé ! Si j'allais bel et bien,
Sur ce fait, consulter Madame?
Demander un conseil , cela n'engage à rien...
Il y court, et soumet le cas ; à quoi, sa femme
De répondre Pour moi, je tiens
Qu'offrir des coings sera le parti le plus sage ;
Comme ils sont plus gros et plus beaux,
Ils ne sauraient manquer de plaire davantage...
Bon, repart-il en soi, ces féminins cerveaux
Ont-ils jamais d'avis qu'il soit prudent de suivre ?
Un mien confrère dit que, si c'est or ou cuivre,
Nul ne le sait !... Des coings, veut- elle ; ils plairont plus,
Parce qu'ils sont plus gros et plus beaux : j'en conclus
Que figues seront mon offrande... Badarias
O! que d'un mari Ture, c'était bien la leçon !
Atout mari Français j'en ferai la demande.
Voyons si, toutefois, il eut tort ou raison...

Il part, arrive au camp, et , déclinant son nom,
Fait connaître, en deux mots, le but de son voyage ;
Et, dès que Tamerlan apprend que Nasreddyn
Est chargé pour lui d'un message,
Ce Prince ordonne que, soudain,
On l'introduise dans sa tente.
Nasreddyn était chauve ; et , peut-être à dessein,
Au Conquérant, nu-tête, il se présente,
Et dépose les fruits à ses pieds... Tamerlan,
A demi courroucé, dès qu'il les considère,
Mais, sachant modérer l'élan
D'un premier moment de colère ,
En faveur de l'illustre hère
Qui les lui présentait : Quoi , des figues ! fait-il ;
Sans doute qu'il les aime, et le tour est subtil :
En voulais-tu goûter? Nous t'en quittons la fête :
Allons, puisqu'il en est friand,
L'une après l'autre , incontinent,
Qu'on vous les lui jette à la tête ! ...
Sus, le bombardement commence... Apparemment
Que Nasreddyn avait prévu ce dénouement ;
Car, à chacun des coups, se prenant à sourire,
Notre homme ne cessait de dire :
Dieu soit loué ! .., Tamerlan veut savoir
Ce qui lui fait de Dieu pour grâce recevoir
Chaque coup, dont son chef résonne,
Quand, de la sorte, on le canonne ?.,,
C'est que Dieu , lui répond gravement Nasreddyn,
A bien voulu m'empêcher, ce matin,
De suivre l'avis de ma femme :
Ah ! si j'eusse écouté la Dame
Sur le plus délicat des points,
Et qu'au lieu de figues, l'infâme ! —
À Votre Majesté j'eusse apporté des coings,
J'aurais ma pauvre tête , en ce moment, brisée !….
Tamerlan, à son tour, oui, Tamerlan sourit :
Tout était fait, tout était dit,
La bête fauve était apprivoisée !

Comme il l'avait prédit avant que de partir,
Nasreddyn, de retour , leur réconfortant l'âme,
Tout chanta, tout balla dans Yémisheïr ;
Notre Ésope, lui-même, en eut tant de plaisir ,
Qu'il faillit d'embrasser, assure-t-on, sa femme !

Préserver son pays du fer des Conquérants,
Ou l'affranchir du joug honteux de ses Tyrans,
Pour un pareil honneur, que n'oserait point faire
Toute âme au-dessus du vulgaire ?
Témoin Nasreddyn et Brutus,
Qui conquirent, chacun, leur civique auréole,
Par descendre jusques au rôle,
L'un de bouffon, l'autre d'esprit obtus !
Mais, chaque siècle, sa furolle :
Les Tamerlans et les Tarquins,
En nos temps, grâce à Dieu, ne réussiraient guères.
Aussi, plus ne voit- on de grands Coureurs de terres,
Ils ont quitté l'espace aux Coureurs de sequins ;
Et quant aux Oppresseurs de peuples, c'est l'histoire
Du Lion amoureux aujourd'hui , triste gloire
Que d'épouser cette Divinité,
Qu'on appelle la Royauté !
Son beau lit nuptial est un vrai Purgatoire,
Où l'on perd, dès l'abord , les griffes et les dents,
Enfin, la douce paix, et, parfois, le bon sens !
Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? Le décide, qui l'ose !
Plus d'un grand clerc en mainte et mainte chose,
Y risqua son latin ; de ma part, c'est assez
Que je constate un fait : Tyrannie et Conquête
Sont deux mots qu'aujourd'hui les Peuples se font fête
D'avoir du lexicon à jamais effacés ;
Conquérants et Tyrans, dis- je encor, sont passés !...
Peuples heureux sont-ils venus ? J'en doute,
Et c'est un grand effort, pour moi, que cet aveu !
Attendons l'âge d'or, et suivons notre route,
Sans trop nous agiter, en laissant faire un peu
Les choses d'ici-bas à Dieu :
Qui sait s'il ne voit clair, où nous ne voyons goutte ?

Livre II, fable 20




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