J'ai lu, dans tes écrits, certaine vérité,
Dont le souvenir m'est resté ;
Je la veux mettre en œuvre, et si mon stratagème
N'obtient qu'un peu de los en revienne à moi-même,
Je te dois rendre au moins ce que tu m'as prêté…..
Point ne faut-il voler encor les gens qu'on aime ;
C'est déjà trop qu'on solde en billon leurs ducats.
Mais, que ma fable, Ami, ne te déplaise pas,
Et j'aurai fait mieux qu'un poème.
Deux fiers Lions s'étaient partagé les États,
Qu'à chacun d'eux laissait, en mourant, leur vieux père.
Comme nos jeunes Potentats
Avaient été bon fils, on ne s'attendait guère
Que l'un ou l'autre, un jour, dût être mauvais frère ;
Mais, on s'abusait fort, selon certain Renard.
Grâce au perfide tour de ce Maître Gaspard,
Non pas l'un, tous les deux mauvais frères ils furent,
Ou tout du moins ils le parurent.
Voici comment la chose eut lieu, dit-on :
Mons Renard se voulait passer la fantaisie
De pendre à son croc un Lion...
Un Lion !... lui, Renard ?... — Un Lion ; pourquoi non ?
Et, que si ce Lion était d'ailleurs son maître,
Le fait n'est pas nouveau peut-être :
N'avez-vous point vu maintes fois
Que, Lions ou Moutons, quelle qu'en fût l'espèce,
Le Populas ait dévoré ses Rois ?
Tuer, manger les Rois, c'est sa moindre prouesse.
Sachons, pourtant, de quoi Don Gaspard s'avisa,
Pour faire du sien victuaille :
A s'attaquer au Sire il n'était point de taille,
Mais, il était Renard, et, Renard, il rusa.
Au point du jour, il accourt à son antre,
Et sur le ton d'un zélé serviteur :
Sa Majesté, dit-il, m'excusera si j'entre
Sans autre forme. Un grand malheur,
Sire, menaçait la patrie ;
Vous et les vôtres, ô douleur !
Cette nuit, c'était fait de votre chère vie...
Je tremble de remplir mon devoir tout entier,
De dévoiler le rang, le nom du meurtier ;
Car vous m'allez traiter d'imposteur... Ce mystère,
Il m'oppresse, et, pourtant, je voudrais vous le taire :
Ah ! vous saurez trop tôt quel est votre ennemi !...
Non ! dit le Roi ; poursuis, Ami,
Et, par les mânes de mon père,
Je t'absous quel est-il, ce félon ?-Votre frère !...
Mon frère !... lui !... reprend le Monarque abattu :
Quel serment ai-je fait ? Quelle preuve en as-tu ? —
Celle que vous pouvez, Sire, acquérir vous-même...
J'en atteste Jupin et son pouvair suprême :
Votre frère est dans vos États,
De ce matin, non loin de vous, là-bas,
Prêt à tourner ce mont aussitôt la nuit close,
Pour vous surprendre, vous, la Reine, et vos enfants,
Pour vous égorger tous, si, par vos soins prudents,
Vous ne songiez, Seigneur, à prévenir la chose.
Mais, j'ai déjà tout prévu. Si mon Roi
Daigne s'en rapporter à moi,
Vous déjouerez, non plus un frère, mais un traître,
Et serez, dès demain, de ses États le maître.
Le Peuple alors vous bénira ;
Sous un pareil tyran c'est pitié qu'il gémisse !
Vous, comme le feu Roi, Sire, on vous bénira :
N'hésitez pas, il faut que ce félon périsse !
Conservez-nous, Seigneur, un père, au nom des Dieux !...
Dès que la nuit, du haut des cieux,
Nous jettera son voile sombre,
Je serai sur le mont ; et, quand l'audacieux
Se glissera comme un brigand dans l'ombre,
Ma voix vous donnant le signal,
Tournez le mont vous-même, et frappez, ô mon Maître !
Qui l'attaque de front, n'a pas à craindre un traître
Et lui donner la mort, Sire, n'est pas un mal.
A ce soir donc ; je pars : le Ciel garde le Juste
Pour son peuple, et, d'abord, pour sa famille auguste !...
Et le fourbe détale, et, tandis que le Roi
Demande à sa raison, s'il est bien vrai qu'un frère
Soit perfide à ce point, à ce point sanguinaire,
Et que, dans ce piteux émoi,
Il songe, pauvre père, à sauver sa famille,
Lui, Don Gaspard, d'être au soir déjà grille ;
Car il savait que, par delà le mont,
Attendait l'autre frère, à qui même sermon
Avait été fait par avance,
Et qu'il comptait surprendre, au moment du départ,
Un frère indigne de clémence,
Un monstre que Jupin livrait à sa vengeance :
Affreux Jupin que mons Renard !
L'heure fatale enfin venue,
L'ombre des cieux était à peine descendue,
Que, du haut du mont, Don Gaspard
Pousse un glapissement de fureur et de guerre,
Qui fut pour nos Lions comme un bruit de tonnerre,
Tant un signal de mort est grave et solennel !...
A ce cri donc, voilà nos rivaux en furie,
Qui fondent l'un sur l'autre... Ah ! de cette tuerie
Le spectacle serait cruel ;
Détournons- en les yeux... Déjà le Sycophante
Lui-même ne pensait qu'à regagner les champs ;
Demain, se disait- il, demain, il sera temps
De revenir en ces lieux d'épouvante,
Où j'éprouve, aujourd'hui, je ne sais quel effroi ;
Demain, l'un sera mort et l'autre bien malade :
Ah ! pour moi, ce sera vraiment festin de Roi,
Mangeant l'un, et buvant à l'autre camarade,
Pour qu'un prompt rétablissement
Permette à sa munificence
De bien payer mon dévouement ;
Car, j'aurai plus d'un droit à sa reconnaissance...
Par un double rugissement,
Les preuves du combat, hélas ! furent acquises !...
Et l'infâme en riait, et cependant fuyait,
Vérifiant ce mot : « Le Renard disparaît,
Lorsque les Lions sont aux prises. »