L'Homme des champs et son ami Fleury Donzel (1778 - 1852)

Je vais toujours les bouquins feuilletant
Et les bonnes gens écoutant :
Car le seul magasin qui reste
De naturel et de bon sens
Est dans les vieux écrits et chez les bonnes gens.
Je ne sais quelle erreur funeste
Egare les auteurs du siècle où nous vivons ;
Mais Dieu leur fasse paix ! Ce n'est pas mon affaire,
Si, dans leurs vers, jamais nous ne trouvons
Qu'un mince bénéfice à faire.
Laissons donc là cette matière :
Occupons-nous plutôt à nous mettre à l'abri
Du reproche qu'on fait aux auteurs d'aujourd'hui ;
Et sans àlongér ce prologue,
Traitons un nouvel apologue.

Un citadin vint visiter un jour
Un ami qu'il avait au champêtre séjour r
Homme vivant du produit d'une terre
Dont il était propriétaire ;
Et qui, vendant son vin, son blé, ses veaux, ses bœufs,
Ses poulains, ses moutons, ses poulets et ses oeufs,
Faisant encor, dans son domaine,
Du linge de son chanvre et du drap de sa laine ;
Homme qui n'achetait que le fer et le sel ;
Homme comblé des dons du ciel f
Homme enfin menant une vie
Qui fait depuis longtemps l'objet de mon envie.
Le citadin arrive, et son ami des champs,
Joyeux de le revoir, l'embrasse, et puis l'on dîne,
Sans faire plus de compliments.
Vieux fut le vin, exquise la cuisine,
Et partant le propos gaillard ;
N'est besoin de le dire. A l'entour du domaine,
Après dîner, on se promène,
On chasse, on pêche, et, sur le tard,
Le citadin voit qu'au logis il entre
Force mulets portant paniers à large ventre,
Et conducteurs armés de fouets
Pourchassant ces fils de baudets.
Pleine en est l'écurie : on la ferme, et la troupe
Gaîment s'en va manger la soupe.
Le repas fini, de l'argent
Dont la ville, au dernier voyage,
Avait payé leur chargement,
Coquetiers faisaient le partage ;
Lorsque par le son argentin
Réveillé, notre citadin
S'approche de ces gens, compte de l'œil, et, comme
Assez notable était la somme,
11 se tourne vers son ami :
Ma foi ! ma surprise est extrême.
Quoi ! Pouvez-vous souffrir ainsi
Que cet argent sorte d'ici ?
Eli ! que ne faites-vous, à la ville, vous-même
Vendre vos agneaux, vos dindons,
Vos canards, vos œufs, vos pigeons?
Quelle insouciance accompagne
Gens qui vivent à la campagne !
Prenez-y garde, ami, répond l'homme des champs ;
Vous appelez insouciance
La modération, la prudence et le sens.
Vous savez que depuis trois ou quatre cents ans,
Ici, de père en fils, on vit dans l'abondance ;
Mais vous ignorez que ces gens,
Dont Tunique soin, de tout temps,
Fut d'écouler les fruits d'une sage culture,
D'un état de bonheur qui dure,
Sont plus que nous les artisans.
A Dieu ne plaise que j'envie
Le produit de leur industrie !
J'abandonne aux cités cette ardeurcdîacqùérir
Qui, tyran de ceux qu'aile enflamme,
Leur interdit repos, humanité; plaisir,
Tourmentant à la fois et leur corps et leur, âme ;
Et sage de laisser à chacun son métier,
Je ne serai pas coquetier.

Livre III, fable 2




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