L'Aveugle et son Chien Fleury Donzel (1778 - 1852)

Il était un Vieillard aveugle et misérable.
Il n'avait pour tout bien
Que son Chien,
Avec quelques couplets sur un air lamentable
Qu'il chantait dans les carrefours.
Il est vrai que Mouton faisait bien quelques tours.
Mouton sautait pour le roi, pour la reine.
Si l'on cachait un liard, il le trouvait sans peine ;
Et puis tous deux vivaient de ce léger secours :
Il leur fallait si peu. Mais, depuis quelques jours,
Personne, hélas ! n'écoutait le cantique :
On dédaignait le Chien autant que la musique.
Un jour qu'ils sortaient le matin :
Mouton, dit le Vieillard, ce n'est pas le chemin.
Que fais-tu ? faudra-t-il que, moi qui n'y vois goutte,
Je te remette sur la route ?
A gauche ! je le sais, répond le compagnon,
Mais aujourd'hui, d'autre façon,
Il nous faut chercher notre vie,
Maître, si vous le trouvez bon.
Serait-ce pas une folie
De retourner aux carrefours,
Où nous perdons chansons et tours
Depuis huit jours ?
Depuis huit jours aussi la tirelire
Est vide, et nous n'avons, partant,
Rien à nous mettre sous la dent.
Que pourrait-il ailleurs nous arriver de pire?
A toute force le Vieillard
Consent, de l'aventure, à courir le hasard ;
Et Mouton le conduit vers une hôtellerie,
Où s'arrêtait alors une messagerie :
Maint voyageur en descendait.
Le Vieillard aussitôt entonne son couplet,
Et Mouton fait sa singerie.
Hommes, femmes, enfants, entourent le Vieillard;
On fait sauter le Chien, on fait chercher le liard ;
Et puis chacun boursille, et puis chacun s'empresse
A récompenser son adresse.
Il n'est pas jusqu'au marmiton
Qui, d'une ample provision,
Ne leur fasse aussi la largesse ;
Bref, les aumônes vont pleuvant :
Tirelire et bissac sont pleins en un instant.
Le vieillard n'avait, de l'année,
Fait une si bonne journée

A ce récit, Mortels, ne vous arrêtez point :
Un apologue est peu de chose :
Le seul, le véritable point,
C'est la leçon qu'il vous propose.
Au Vieillard, qui ne gagnait rien,
Devait-il être difficile
De tenter un autre moyen,
Comme d'aller chanter aux hôtels de la ville ?
Y pensa-t-il pourtant ? Non. Mais ce fut son Chien.
A lui, tout comme à vous, la funeste habitude
Faisait porter un joug plus rude,
0 Mortels, que vous ne pensez :
C'est elle qui vous perd ; elle hébète, elle aveugle.
Elle tue... 0 Mortels, vous le crié-je assez?
Faudra-t-il que je vous le beugle ?

Livre III, fable 3




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