Le Chien de l'Aveugle Laurent-Pierre de Jussieu (1792 - 1866)

On conte chez les Indiens,
Qu'un jour leur dieu Brama conçut la fantaisie
De décerner un prix, avec cérémonie,
Au plus estimable des chiens.
Lui- même, du concours il s'établit l'arbitre ;
Le prix était un collier d'or ;
Et tous les chiens d'Agra, de Golconde et d'Indor
Furent admis chacun à produire son titre.
Mélampe parut le premier :
« O grand Brama ! tu vois le héros de la chasse,
Dit-il, et l'effroi du gibier.
Aucun n'est plus habile à découvrir la trace ;
Nul ne la suit avec autant d'ardeur ;
Et si quelque dieu grand chasseur
Était notre juge à ta place,
Il n'hésiterait pas à me nommer vainqueur.
- De Mélampe, sans doute, on connaît le mérite,
Dit Phanor ; mais chacun, en son genre, a le sien.
Dans une sphère plus petite,
Je ne remplis pas moins tous mes devoirs de chien.
Fidèle et courageux gardien
De la demeure de mon maître,
C'est à moi seul qu'il doit peut-être,
Jusqu'à ce jour, et sa vie et son bien.
- Pour mes rivaux j'ai la plus grande estime, »
Dit à son tour Azor, jeune chien de berger ;
Mais je sais, tout comme eux, affronter le danger,
Lorsqu'avec maître loup il faut que je m'escrime.
Je suis aussi fidèle, aussi brave ; et du moins
On conviendra, sans indulgence,
Que d'un troupeau la conduite et les soins
Exigent plus d'intelligence. »
Chaque aspirant ainsi vint aboyer
Son plaidoyer.
Mais j'abrége ; car de vous dire
Comment chacun prouva qu'il méritait le prix,
Ce serait long ; et moi j'aspire,
D'ordinaire, à gagner la fin de mes récits.
Ajoutons seulement que par la modestie
Nul ne brilla dans la partie.
Un seul restait, de tous paraissant dédaigné,
Pauvre simple barbet, mal tondu, mal peigné,
L'air humble, le corps maigre, excitant peu l'envie.
Une corde, passée à son cou décharné,
Lui servait à guider son maître,
Aveugle, mendiant, n'ayant que ce seul être
Qui ne l'eût pas abandonné.
Brama voulut aussi l'entendre :
« Approche, dit le dieu, c'est ton tour de parler. »
Le pauvre chien, confus, et loin d'oser prétendre
Au riche collier d'or, ne sut rien que trembler.
« Il se tait ; mais puis-je me taire ?
Dit l'aveugle, étendant les bras ;
O grand Brama ! tu vois l'appui de ma misère,
L'ami, le compagnon qui dirige mes pas.
Sans lui, que ferais-je ici-bas ?
Indigent, privé de la vue,
Je n'ai que lui pour guide et pour soutien ;
Il me conduit de rue en rue,
Et le riche lui donne, en disant : Quel bon chien !
Toujours content, toujours fidèle,
Il partage mon pauvre pain,
Ou supporte avec moi la faim ;
Et s'il m'entend pleurer, sans que ma voix l'appelle,
Il accourt me lécher la main....
- C'est assez, dit Brama d'une voix attendrie ;
Nous pouvons fermer le concours :
Une vertu de tous les jours,
Qui dans l'adversité n'est jamais démentie,
Et qu'embellit la modestie,
Vaut mieux qu'esprit, savoir et talents réunis.
Brama lui décerne le prix ! »

Livre III, fable 7




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