Le Mulot et le Chameau Laurent-Pierre de Jussieu (1792 - 1866)

Tout au milieu d'un champ dont l'herbe était fauchée,
Un beau jour un chameau paissait en liberté ;
La corde par laquelle il était arrêté,
De son pieu s'étant détachée,
Le suivait en traînant d'un et d'autre côté.
Je ne sais trop pour quelle affaire,
Un mulot maraudeur vint à passer par là :
Al'aspect du chameau tout d'abord il trembla ;
Mais ensuite il le considère,
Lui voit l'air pacifique, et reprenant du cœur,
Finit par regarder sans peur
Et la stature du colosse,
Et son encolure, et sa bosse.
Alors, avec attention,
Il suit des yeux la corde allant, venant sur l'herbe :
« Vraiment, dit-il, l'occasion
Me semble tout-à-fait superbe ;
Allons, du courage ! un poltron
Ne saurait faire rien de bon.
Quelle glorieuse entreprise,
De conduire au terrier une semblable prise,
Un chameau ! C'est, ma foi ! de quoi rendre mon nom
Célèbre dans tout le canton ;
Et je n'aurais nulle surprise
Qu'après un tel événement,
On me nommât Mulot le Grand ! »
Cela dit, ma petite bête,
Dans ses petites dents, d'un air audacieux,
S'en va saisir la corde, et tirer de son mieux.
Le chameau, qui sent qu'on l'arrête,
N'y regarde pas autrement,
Et, par nature obéissant,
Chemine en balançant la tête,
Et suit le rat complaisamment.
Ce ne fut pourtant pas sans peine,
Sans suer, sans reprendre haleine,
Que l'héroïque conducteur
Vint à bout de ce grand labeur.
Mais que ne fait-on pas alors qu'en perspective
On voit la gloire et son laurier ?
Après maint effort, il arrive,
Tenant toujours son prisonnier,
A l'ouverture du terrier ;
Il entre en criant : « Place ! place !
Place ! amis, j'amène un chameau ! »
Et traînant son bout de cordeau,
Il mord, il tire, il se harasse,
Quand soudain le chameau bonasse,
S'apercevant de son erreur,
Fait un mouvement de surprise
Qui retire la corde, et brise
Quatre dents à son fier vainqueur.
Alors, car il faut bien le dire,
On entendit dans le caveau
De longs petits éclats de rire,
Et tous les rats disaient : « Voyons donc ton chameau ! »

Examinons toujours si la tâche est possible,
Pour ne pas y risquer des efforts impuissans ;
Car c'est un résultat terrible,
Que d'être ridicule et d'y perdre ses dents.

Livre III, fable 6




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