Les Athéniens Fleury Donzel (1778 - 1852)

Je m'aperçois depuis longtemps
Que le droit sens
Est le lot de bien peu de gens.
Presque tout le peuple d'Athènes
M'en fournit la preuve certaine.
Maître Fleury, dira quelque censeur maudit,
Ne remontez si haut pour chercher votre preuve ;
Aussi bien en est-il mainte et mainte plus neuve :
Si vous convient-il mal de faire l'érudit :
Et jà si n'avez su nous dire
Devant qui travailla votre enfileur de pois,
Force est de craindre cette fois
Que ne tombiez de mal en pire.
Peste soit-il de ton avis !
Foin du maudit censeur, du fâcheux ! je commence
A me repentir d'avoir pris
Athènes plutôt que Paris
Pour soutenir ma thèse. Aussi bien vois-je en France,
Dans tout ce qui s'y fait, dans tout ce que j'y lis,
La preuve de ce que j'avance.
Que faire en cette circonstance ?
Que bien, que mal, contons toujours,
Et fuyons les fâcheux comme on fuirait un Ours.
Mais il faut que je me retrouve.
J'avançais... Attendez... J'y suis... Que le vrai sens
Est le lot de bien peu de gens ;
Et voici comment je le prouve.

Si les ans n'ont pas mis ma mémoire en défaut,
J'ai dans un livre lu que le peuple d'Athènes,
Au milieu de la ville, à deux cents pieds de haut,
Voulut placer sa Souveraine,
Sa Déesse, j'aurai mieux dit.
De marbre il fallait qu'on la fit.
Pour cela maints sculpteurs qui valaient bien les nôtres
Se présentent : le Peuple en prend deux sur cent autres ;
Et puis leur dit : Messieurs chacun de vous aura
Du marbre tant qu'il lui plaira.
Vous connaissez votre besogne :
Qu'à part chacun de vous taille, ratisse, rogne
Et fasse si bien et si beau
Que Minerve, sur la colonne,
Semble descendue en personne,
Éclose fraîchement de l'illustre cerveau.
Voilà mon couple qui travaille,
Qui frappe d'estoc et de taille,
Et de la pointe et du ciseau
Et du marteau ;
Sans s'y prendre pourtant d'une façon pareille,
Comme on verra dans un moment.
Le Peuple, avec empressement,
Vient juger la double merveille.
Quel est cet objet enchanteur ?
Dit-il tout d'une voix : Voilà notre Déesse !
C'est la prudence et la sagesse,
La grâce et la beauté. C'en est fait : tout l'honneur
Doit être à ce premier sculpteur,
Le plus fameux qui soit et sera dans la Grèce.
Quel beau poli ! quelle finesse !
Où donc est l'autre cependant?
Allons ! qu'il montre son ouvrage !
Hé ! le voici, Messieurs, voyez : il est présent.
Quoi ! cette masse brute, indigeste et sauvage !
Se moque-t-on de nous ? Et depuis quarante ans,
Cet homme exerce ses talents !
Dans cette pierre-là voyez-vous quelque chose ?
Rien, absolument rien. Et vous? Rien sur ma foi.
Bref, sur la masse informe, à l'envi chacun glose,
Et son pauvre auteur se tient coi.
Cependant au sommet de l'immense colonne,
On guindé, sans tarder, Minerve la mignonne.
Quand elle fut là-haut, le Peuple s'écria :
Montrez-nous la Déesse. Où donc l'avez-vous mise ?
Nous ne voyons plus rien. Les Dieux vous l'ont reprise,
Répondit un plaisant : Messieurs, oubliez-la :
Essayez l'autre, on la verra.
La Mignonne est donc oubliée,
Et la Grossière est essayée.
0 prodige ! Soudain tout le Peuple étonné
Reconnaît sa Déesse et tombe prosterné.
On cherche le sculpteur, en triomphe on le porte.
Le premier fut mis à la porte.
Par où pécha ce Peuple ? Il pécha par le sens.
Mais comment se fait-il qu'à travers tant de gens,
Il n'en soit aucun qui soupçonne
Que des marbres placés au haut de la colonne,
L'un devra s'effacer, l'autre charmer les yeux?
Comment cela se fait? Ne sais. Qu'on dise mieux.

Livre III, fable 4




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