Deux jeunes Chevaux de labour.
Revenaient un soir de l'ouvrage,
Lentement, harassés, et le corps tout en nage,
Courbés par la fatigue et la chaleur du jour.
Est-il, dit l'un des deux à l'autre,
Une condition plus dure que la nôtre ?
Est-il sous la voûte des deux
Un état plus pénible, un sort plus malheureux ?
Et dire qu'il faudra tout souffrir et se taire !
En silence ronger son frein,
Et voir d'un œil calme et serein
Le Cheval du propriétaire,
Ou celui du seigneur voisin de cette terre,
Allant
Caracolant,
Passant dans les plaisirs, les trois quarts de leur Vie !
Ô sort cent fois digne d'envie,
Ô noire injustice des cieux ! »
Comme il tenait envers les dieux
Ces discours peu respectueux,
Des plaintes à peu près pareilles
Qui partaient du château voisin,
Retentirent à leurs oreilles :
« Est-il en ce bas monde un plus cruel destin,
Que dépasser sa vie entière,
Sans joie aucune et sans bonheur, ;
Au service de ce seigneur,
Qui vit comme un grigou, confiné dans sa terre,
Ainsi qu'un ours en sa tanière,
Et qui lui-même prend le soi
De mesurer l'avaine et de peser le foin ?
Pourquoi les dieux, quand ils m'ont donné l'être,
Ne m'ont-ils pas fait naître
Pour parader avec honneur
Au service de l'Empereur ? »
Ce jour-là l'Empereur avait, eh Ces parages,
Lancé le cerf avec les barons de sa cour,
Et son noble coursier, quand vint la fin du jour,
Avait été conduit en de gras pâturages.
L'air retentit aussi de ses gémissements :
« Oh ! que j'échangerais ces vains amusements
Et cette vie aventureuse,
Agitée, orageuse,
Que l'on me fait mener près de Sa Majesté,
Contre, le doux repos et la félicité
Dont je vois ici près, en pleine liberté,
Jouir, depuis la matinée,
Cette Jument si fortunée ! »
A peine avait-il dit ces mots,
Que les échos
Lui rapportèrent ce langage
De la Jument du voisinage :
« Oh ! que je porte envie aux chevaux de labour !
Je sais bien qu'on les fait travailler tout le jour,
Qu'on n'épargne guère leurs peines ;
Mais qu'est-ce, hélas ! auprès des miennes,
Auprès du pénible métier
Que me fait faire ici ce mauvais charretier ?
Lorsque la besogne est finie,
Ils sont certains qu'à l'écurie,
Ils trouveront-de l'avaine et du foin,
Qu'on aura d'eux le plus grand soin,
Tandis que moi, Jument infortunée,
A peine si je puis, hélas ! dé temps en temps,
Me mettre sous les dents
Quelques brins de paille fanée,
Vil débris de la basse-cour ! »
La voix de la Jument tombait, lorsqu'à son tour
Un Ane qui suivait la plaine,
En cherchant quelque aubaine.
Quelque chardon,
Défila sur un très-haut ton-
Mainte et mainte jérémiade,
En accusant Jupin, les dieux- en général,
De ne l'avoir pas fait cheval.
« Ami, dit à son camarade
Le second cheval de labour,
Qui, tout en cheminant, dégustait l'herbe tendre,
Les choses que je viens d'entendre
Me prouvent clair comme le jour
Que sur la terre
Nul animal n'est content de son sort.
Ces choses me prouvent encor
Que si grande que soit, hélas ! notre misère,
La vileté de notre emploi,
On rencontre toujours un frère
Beaucoup plus malheureux que soi !
Pour s'estimer heureux, sais-tu ce qu'il faut faire ?
Ne point voir au-dessus de nous,
Toujours regarder au-dessous. »