La Grenouille et les Poissons Gabriel-T. Sabatier (19ème)

Dame Grenouille un jour sauta dans un ruisseau ;
Et comme elle tombait dans l'eau,
Des carpillons, des carpes, une truite,
Accoururent de toute parts,
Regardant la grenouille avec des yeux hagards.
On lui demanda tout de suite
De quel pays elle sortait,
Et surtout ce qu'on y voyait.
Lu grenouille leur dit : * Si je voulais vo us dire
De quel pays je viens et tout ce qu'on y fait,
Vous ne me croiriez pas et je vous ferais rire. »
« Non, non, crièrent les poissons,
Parlez pour nous instruire, ou bien nous vous chassons,
En vous interdisant pour toujours notre empire. »
« Ah ! je m'en vais vous contenter.
Puisqu'il en est ainsi, dit notre voyageuse ;
Car tout ce que j'ai vu, je vais le raconter :
Je viens d'un certain lieu nommé : mare bourbeuse :
S'il vous fallait y barbotter.
Votre existence, amis, serait bien malheureuse.
Sur le bord de la mare on voit des animaux
Qui vivent toujours hors dos eaux ;
Ils diffèrent de nous par la forme et la taille,
Et quelques uns sont bien cent fois plus gros que vous.
Ils sont couverts de poils ; non de luisante écaille.
Mais tenez, soit dit entre nous,
Vous prenez un air tout morose,
Et vraiment, je crois bel et bien,
Que tous, vous no comprenez rien
Lorsque de tout cela je cause. »
« Va-t-en crièrent les poissons.
Maintenant nous te connaissons ;
Ta tromperie est manifeste !
Oui, nous le savons tous, tu viens de nous mentir,
Chacun de nous pour cela le déteste :
11 no te reste plus qu'à vite déguerpir,
Car nous no pouvons plus parmi nous to souffrir!
D'ici va-t-on et d'un pas leste ! »
La grenouille s'éloigne et se dit en chemin :
« De ces pauvres poissons l'ignorance est profonde !
Car hélas ! chacun d'eux se croit aussi malin
Que n'importe qui dans le monde !
Dès qu'on en sait plus qu'eux, on peut être certain
De passer à l'instant pour menteur ou crétin ! »

Nous tous hélas ! tant que nous sommes,
Nous faisons un peu les poissons ;
Chacun sait qu'en tous temps, on s'est moqué des hommes
Qui pouvaient découvrir de nouveaux horizons !

Livre II, Fable 7, 1856




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