Les Grenouilles et les Enfants Antoine Houdar de La Motte (1672 - 1731)

Y pensez-vous, messieurs les princes,
Vous vous piquez de nobles sentiments.
Vous voulez batailler, conquérir des provinces :
Ce sont là vos amusements.
Mais savez-vous bien que nous sommes
Les victimes de ces beaux jeux ?
Bon, il n’en coûte que des hommes,
Dites-vous. N’est-ce rien ? Vous comptez bien les sommes ;
Mais, pour les jours des malheureux,
C’est zéro : belle arithmétique
Qu’introduit votre politique !
Des grenouilles vivaient en paix,
Barbotant, croassant au gré de leur envie.
Une troupe d’enfants sur les bords du marais
Vint troubler cette douce vie.
Ça, dit l’un d’eux, j’imagine entre nous
Un jeu plaisant, une innocente guerre.
Qui lancera plus loin sa pierre,
Sera notre roi. Taupe. Ils y consentent tous.
Pierres volent soudain. Chacun veut la victoire.
L’enfant n’est il pas homme ? Il aime aussi la gloire.
Bientôt tout le marais est couvert de cailloux ;
Et grenouilles pour fuir n’ont pas assez de trous.
L’une a dans le moment l’épaule fracassée ;
L’autre se plaint d’une côte enfoncée ;
Celle-ci, comme eût dit le chantre d’Ilion,
Reçoit une contusion
Dans l’endroit où le col se joint à la poitrine ;
Celle-là meurt d’un grand coup sur l’échine.
Enfin la plus brave de là
Lève la tête, et dit : messieurs, holà ;
De grâce allez plus loin contenter votre envie ;
Choisissez-vous un maître à quelque jeu plus doux,
Ceci n’est pas un jeu pour nous ;
Vos plaisirs nous coûtent la vie.
Rois, serons-nous toujours des grenouilles pour vous ?

Livre III, fable 5






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