Le Castor et le Boeuf Antoine Houdar de La Motte (1672 - 1731)

Nos seigneurs les castors tenant le canada,
Se piquent d’être un peuple libre,
Tel que le fut aux bords du Tibre
Ce peuple conquérant que Romulus fonda.
Un de ces messieurs amphibies,
Par certain bœuf un jour fut traité de grossier.
Grossier ! Mon ami, tu t’oublies,
Dit le castor : mais sans t’injurier,
Raisonne un peu. Sur quoi fondes-tu ton reproche ?
Et quelle est à ton sens notre grossièreté ?
C’est, dit le bœuf, que vous fuyez l’approche
De l’homme vrai docteur de la civilité.
Entre vous nuls traités ; aucunes alliances :
C’est pourtant l’animal favori des sciences.
Les autres animaux, les plus sages s’entend,
Chez lui vont prendre leurs licences ;
Il en sait plus que nous ; partant,
Vivre avec lui, c’est se polir d’autant.
Il est vrai que de vous on compte des merveilles,
Et tous les jours à mes oreilles
On en dit tant que je n’y conçois rien.
Ils disent tous que vous bâtissez bien ;
Que c’est plaisir de voir votre petit ménage,
Et vos maisons à triple étage.
Par vous, digue, chaussée, ont toutes leurs façons ;
Vous portez terre et bois, par tout où bon vous semble ;
Vous êtes, dit-on, tout ensemble,
Les civières et les maçons.
Mais que sert tout cela ? Malgré tant d’ouvertures,
On ne peut vous civiliser ;
L’homme qui vient à bout des têtes les plus dures
Dit qu’il perd son latin à vous apprivoiser.
La voilà donc notre rudesse ?
Dit le castor. C’était mon sens,
Reprit le bœuf. Apprends que c’est sagesse,
Dit le républicain. Comment sans cette adresse,
Pourrions-nous vivre indépendants ?
Si nous faisions comme vous autres,
Et qu’avec l’homme un jour nous fussions familiers,
Il nous ferait servir en valets d’ateliers,
À bâtir ses toits, non les nôtres.
Eh ! Qui ne connaît pas vos jougs et vos colliers ?
Nous prévoyons nos malheurs par les vôtres.
Ne point s’apprivoiser avec gens trop puissants,
N’est grossièreté ; c’est bon sens.

Livre III, fable 6






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