Digne organe des lois, vertueux magistrat,
Qui de tant de proscrits fus l'ange tutélaire !
Toi dont la conduite exemplaire
Peut servir de modèle à nos hommes d'état,9
Dans cette fable, ami, reconnais ton ouvrage.
De tous ces arts industrieux,
Vers l'intérêt public, dirigés sous tes yeux,
Mon Castor retrace l'image.
Mais du second de mes acteurs
Peut-être ignores-tu l'habitude et les mœurs ?
Apprends avec son nom l'instinct du personnage.
C'est aux rives de la Plata
Que vit ce quadrupède indépendant, sauvage,
Qu'au Paraguai l'on nomme Anta ¹.
Des chasseurs avec soin il évite l'approche ;
Car sa chair est pour eux un très friand morceau.
Il sait que, non content de le mettre à la broche,
L'homme recherche encor sa peau...
Mais au fait, d'après ma peinture,
Tu connais assez l'animal :
Je vais de l'un des siens te conter l'aventure,
Pour en venir au but moral.
Au bord d'un lac, par une nuit profonde,
Un jeune Anta prenait l'essor,
Lorsqu'en sa course vagabonde
Il fait rencontre d'un Castor.
L'animal amphibie était en sentinelle
Sur les confins de son état.
On sait que tout Castor, à son poste fidèle,
Est tour-à-tour maçon, charpentier, et soldat.
― Que fais-tu donc là, camarade ?
Lui dit l'aventurier. -Ce que j'y fais ? Eh quoi !
Ignores-tu qu'ici nous vivons en peuplade ?
-Pourquoi veilles-tu seul, puisque tout dort chez toi ?
-Tout y dort : c'est pourquoi je veille.
Demain soir un des miens aura charge pareille ;
Je fais pour lui ce qu'il fera pour moi.
Quelle corvée, ô ciel ! toujours sur le qui vive !
Ta nation est bien craintive.
Dis plutôt prévoyante. Admire ces canaux,
Ces digues, et ces ponts, fruits de notre industrie.
Hé bien ! à quoi bon ces travaux ?
Pour l'intérêt de la mère-patrie.
Derrière ce rempart que respectent les eaux
Chacun de nous a sa cabane.
Là, nous bravons la foudre, les autans ;
Là, sur un lit tissu des feuilles du platane,
Dorment en paix nos femmes, nos enfants.
Tu vois plus loin nos greniers d'abondance :
Provisions d'hiver, provisions d'été,
Sont là pour notre subsistance.
Or dis, tant de bonheur, par trop de vigilance,
Peut-il jamais être acheté?
- Pauvres gens ! quels biens sont les vôtres ?
Chacun de vous travaille pour
Sans jouir de la liberté.
les autres
Qu'as- tu dit ? n'est-ce pas travailler pour soi-même
Que de se rendre utile à la société ?
Vivre libre, à t'entendre, est le bonheur suprême ;
Mais pour aller, venir, sans régle, sans objet,
Te crois-tu donc libre en effet ?
Tu vis seul. Hé bien ! je suppose
Qu'un ennemi veuille attaquer tes jours,
Quel défenseur est là pour soutenir ta cause ?
Personne : aucun des tiens ne vole à ton secours.
Un ennemi plus redoutable encore
Peut survenir ; c'est le besoin.
Si jamais la faim te dévore,
De te nourrir qui prendra soin ?
Chez nous de tels fléaux ne se rencontrent guères :
Forts de notre union, nous vivons tous en frères.
D'un chef de notre choix respectant le pouvair,
Chacun de nous s'occupe à son devoir...
Mais qui rôde en ces lieux, quand l'aube luit à peine ?...
Ciel ! des chasseurs armés ! Serviteur, au revoir !
Mon pauvre Anta, gagne vite la plaine ;
Moi, je vais éveiller les gens de mon manoir. —
Cela dit, le Castor, de sa queue aplatie,
Frappe la surface des eaux.
Attentive à ce bruit (c'est un de leurs signaux),
La troupe des Castors est soudain avertie.
Les uns, au fond du lac ; les autres, dans leurs murs,
Tous ont trouvé des abris sûrs.
Il n'en est pas ainsi de l'Anta que l'on chasse ;
On l'atteint : le voilà roide mort sur la place.
De l'état social, sujet tant épuisé,
J'ose encore en ces vers retracer l'avantage :
L'Anta, je crois, peint bien l'homme sauvage,
Et le Castor l'homme civilisé.