La Grenouille et Jupiter Ivan Krylov (1768 - 1844)

Au pied d’un mont, dans un marais,
Une grenouille en paix, l'hiver, passait sa vie.
Mais, le printemps venu, la volage eut envie
D'aller sur les hauteurs chercher un air plus frais.
Trouvant un petit coin, dans une fondrière,
Sur l'herbe, à l'ombre d'un taillis,
De sa retraite hospitalière
Elle faisait son paradis.
Mais son bonheur fut court : bientôt à ses pénates
La chaleur de été se fit si fort sentir,
Qu’un ciron y passant en aurait pu sortir
Sans se mouiller le bout des pattes.
« O dieux ! dit la grenouille, à mon malheureux sort
Votre bonté doit un refuge;
Si vous ne désirez ma mort,
Sur terre envoyez un déluge !
Les flots avec ce mont se mettant de niveau,
Pourraient à ma maison donner toujours de l'eau. »
Mais, les dieux dédaignant d’accueillir ses murmures,
La folle à Jupiter adresse des injures.
« As-tu donc étouffé la pitié dans ton coeur ?
Ou donc, lui disait-elle, est ton intelligence ? »
Jupiter alors, par bonheur,
Était dans un jour d'indulgence.
« Quoi ! dit-il, pour complaire a tes désirs changeants,
Il faut, pauvre insensée, aller noyer les gens !
Cesse de coasser, inutile est ta peine.
Va-t’en, sans plus te mettre en frais,
Croupir au fond de ton marais,
Et laisse en paix l'espèce humaine ! »

On voit, chez nous, gens de tous rangs
Usant de pareils stratagèmes,
Aux maux de tons indifférents,
Garder leur pitié pour eux-mêmes ;
Et l'on rencontre plus d'un sot
Qui, très prudent, à sa manière,
Pour faire en paix bouillir son pot,
Mettrait en feu la terre entière.

Livre III, fable 3




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