Le Brochet puni Ivan Krylov (1768 - 1844)

Les hôtes d'un étang, victimes d'un brochet,
S'étant plaints que pour eux la vie était trop dure,
Il fut fait par justice enquête et procédure.
Les preuves des dents qu'au monstre on reprochait
Pouvaient remplir une voiture.
Pourtant au tribunal le brochet assassin
Est , par ménagement, porté dans un bassin.
Pour juges on admit , sans trop choisir peut-être,
Cinq ou six animaux qu'aux champs on voyait paître
Dans les archives retrouvés,
Leurs noms nous ont été, par bonheur, conservés :
C'étaient deux maigres haridelles.
Deux ou trois boucs cornus, plus un âne bâté.
Pour donner aux débats des lumières nouvelles,
On nomma procureur un renard très futé.
Le bruit courait partout (voyez la calomnie !)
Que, grâces aux bons soins du brochet accusé,
Sa table de poissons était toujours garnie.
Juger selon son cœur n'est pas toujours aisé;
Maint juge l'eût voulu, mais, ici, l'indulgence
S'accordant assez mal avec les faits cités,
La sévérité seule était dès lors d'urgence.
Que faire en pareil cas? Les faits sont discutés;
On prépare un arrêt : pour punir le coupable
D'un supplice honteux aux pervers redoutable,
Chacun voulait qu'il fût pendu !
— Eh quoi ! dit le renard , tribunal vénérable !
Le pendre ! A tel coquin autre supplice est dû !
Il faut, pour le punir, une peine imprévue
Qui saisisse d'effroi tous ceux qui l'auront vue :
Noyons-le ! — C'est très-bien!... » s'écrie avec transports,
Des juges indulgents la troupe routinière.
Et l'on prend le coupable au corps
Pour le jeter à la rivière !

Livre X, fable 15




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