Les deux Chiens Ivan Krylov (1768 - 1844)

Barbos, vieux chien de cour très-zélé pour son maître,
Vit le bichon Joujou, son ancien compagnon.
Qui, sous l'abri d'une fenêtre.
Reposait étendu sur un mol édredon.
Vers ;:1 qui longtemps partagea sa misère.
Il se glisse en roulant des yeux tout attendris.
Et , comme pour fêter un frère,
Il s'agite et frétille avec de joyeux cris :
" Joujou, dit-il, le sort t'a-t-il été propice.
Depuis que le seigneur t'a pris dans ses salons?
Nos jeûnes, dans la cour, jadis étaient bien longs;
T'en souvient-il, ami? Que fais-tu du service ?
— Mais, dit Joujou, j'aurais grand tort
De me plaindre toujours de la rigueur du sort.
Le maître me recherche et je fais son délice.
Tous les biens, quel que soit mon caprice exigeant.
Viennent ici charmer ma vie.
Ai-je soif, ai-je faim, dans des vases d'argent,
A toute heure du jour ma pitance est servie.
Tout mon temps en fête, en plaisir,
Près du maître gaîment se passe;
Enfin , du jeu si je me lasse,
Sur un moelleux divan je m'étends à loisir.
Mais toi, comment vis-tu ? — Moi? dit le pauvre hère,
Le nez tristement allongé.
Et laissant comme un fouet pendre sa queue à terre.
Hélas! pour moi rien n'est changé!
Aujourd'hui comme alors j'essuie
Et le froid et la faim ; je garde la maison.
Je dors devant la haie, inondé par la pluie.
Et, si j'aboie à tort, j'ai des coups à foison.
Mais d'où te vient ta bonne aubaine,
A toi si chétif animal,
Quand, moi qui, nuit et jour, me donne tant de mal,
Le maître me regarde à peine?
Dans quel emploi sers-tu ? — Moi! dit Joujou, servir
Pour arriver belle manière !
Eh! mon cher, je marche à ravir
Sur mes deux pattes de derrière. »

Parmi nous que d'hommes de rien,
Pour réussir dans leur carrière,
N'ont qu'à marcher, comme mon chien.
Avec leurs pattes de derrière !

Livre VII, fable 15




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