La Mouche et la Fourmi Jean de La Fontaine (1621 - 1695)

La mouche et la fourmi contestaient de leur prix.
Ô Jupiter ! dit la première,
Faut-il que l’amour-propre aveugle les esprits
D’une si terrible manière
Qu’un vil et rampant animal
À la fille de l’air ose se dire égal !
Je hante les palais, je m’assieds à ta table :
Si l’on t’immole un bœuf, j’en goûte devant toi ;
Pendant que celle-ci, chétive et misérable,

Vit trois jours d’un fétu qu’elle a traîné chez soi.
Mais, ma mignonne, dites-moi,
Vous campez-vous jamais sur la tête d’un roi,
D’un empereur, ou d’une belle ?
Je le fais ; et je baise un beau sein quand je veux :
Je me joue entre des cheveux ;
Je rehausse d’un teint la blancheur naturelle ;
Et la dernière main que met à sa beauté
Une femme allant en conquête,
C’est un ajustement des mouches emprunté.
Puis allez-moi rompre la tête
De vos greniers ! — Avez-vous dit ?
Lui répliqua la ménagère.
Vous hantez les palais ; mais on vous y maudit.
Et quant à goûter la première
De ce qu’on sert devant les dieux,
Croyez-vous qu’il en vaille mieux ?
Si vous entrez partout, aussi font les profanes.
Sur la tête des rois et sur celle des ânes
Vous allez vous planter, je n’en disconviens pas ;
Et je sais que d’un prompt trépas
Cette importunité bien souvent est punie
Certain ajustement, dites-vous, rend jolie ;
J’en conviens : il est noir ainsi que vous et moi.
Je veux qu’il ait nom mouche : est-ce un sujet pourquoi
Vous fassiez sonner vos mérites ?
Nomme-t-on pas aussi mouches les parasites ?
Cessez donc de tenir un langage si vain :
N’ayez plus ces hautes pensées.
Les mouches de cour sont chassées ;
Les mouchards sont pendus : et vous mourrez de faim,
De froid, de langueur, de misère,
Quand Phébus régnera sur un autre hémisphère.

Alors je jouirai du fruit de mes travaux :
Je n’irai, par monts ni par vaux,
M’exposer au vent, à la pluie ;
Je vivrai sans mélancolie :
Le soin que j’aurai pris de soins m’exemptera.
Je vous enseignerai par là
Ce que c’est qu’une fausse ou véritable gloire.
Adieu ; je perds le temps : laissez-moi travailler ;
Ni mon grenier ni mon armoire,
Ne se remplit à babiller.

Livre IV, fable 3




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