La Carpe et le Carpeau Jean Héré (1796 - 1865)

Une carpe disait à son petit carpeau
Qui déjà nageait seul et voguait en pleine eau :
- Tu sais comme à mon cœur ton existence est chère ;
Avec quels tendres soins j'ai veillé sur tes jours !
Hélas ! et c'est ma peine amère,
Je n'y pourrai veiller toujours.
Ecoute bien du moins les conseils de ta mère.
Bien des pièges de mort sont tendus aux poissons ;
L'épervier, les filets en forme de prisons,
La coque du Levant et mille autres poisons
Nous poursuivent dans l'eau. Ce n'est pas tout encore ;
Parmi nous, crime affreux ! maint poisson nous dévore ;
La perche, le brochet sont autant d'ennemis
Qu'il te faut éviter, mon fils.
Encor ceux-là du moins on peut les reconnaître ;
Ils nous attaquent franchement ;
Mais l'homme agit tout autrement,
Il nous guette et nous prend en traître,
Et souvent par amusement.
Il promène dans l'onde une amorce qui danse
Et qui cache un crochet aigu ;
Si quelque poisson trop goulu
Par malheur commet l'imprudence
De mordre à cet engin crochu,
Un liège indicateur qui flotte à la surface,
A l'homme apprend ce qui se passe ;
Le poisson est tiré dehors,
Puis il voltige dans l'espace,
Puis enfin va dans la besace
Augmenter le nombre des morts.

Le soir dans notre grotte auprès de la fontaine,
Bien souvent je t'ai lu dans le bon La Fontaine
Une histoire fort triste, hélas ! et trop certaine,
L'histoire du pécheur et du petit poisson.
Tu sais quel fut le sort de ce dernier, et comme
De la poêle il alla dans le ventre de l'homme.
Que son destin, mon fils, te serve de leçon. -

Le carpeau promet bien d'être prudent et sage ;
Il rassure sa mère, et lui donne pour gage
De ses bons sentiments, le baiser filial ;
Il part. -Je veux, dit-il, agir avec prudence ;
Je ne rechercherai jamais que mon égal ;
Les grands ont trop d'impertinence,
Et puis, l'on m'a constamment dit
Que le gros mange le petit.
Quant aux filets, j'espère avec un peu d'adresse
Ne pas me laisser prendre à leur maille traîtresse. -

Il se garantit en effet,
Par la ruse et sa petitesse,
Assez longtemps de tout filet.

Un jour qu'il voyageait plus loin que de coutume,
Il voit dans une eau trouble et couverte d'écume
Un mets qui lui paraît être délicieux ;
Il s'approche tout près, le flaire,
L'examine de tous ses yeux.
- C'est, dit-il, un manger des dieux,
Au lieu d'aller fouiller la terre
Pour trouver quelque maigre chère,
Acceptons ce présent des cieux.
Je sais ce que disait ma trop prudente mère ;
Mais, s'il fallait toujours prendre au mot sa leçon,
On ne pourrait jamais goûter à rien de bon.
Et puis, d'ailleurs, cette boulette,
De la manière qu'elle est faite,
N'annonce aucun engin crochu ;
Avalons-la. Soudain par l'hameçon aigu
Il est pris à la gorge, et son sort déplorable
Est semblable à celui du poisson de la fable.

Jeunes gens, dans le monde à peine à vos débuts,
Bien des pièges vous sont tendus.
A nos avis soyez dociles,
Fuyez le gain et les plaisirs faciles ;
Fuyez le jeu, fuyez la spéculation,
Et la hausse et la baisse à la bourse ; sinon,
Imprudents, gare l'hameçon.

Livre I, Fable 11




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