Le Moineau et le Carpeau Prosper Wittersheim (1779 - 1838)

Un beau matin, certain moineau
Au bord d'un fleuve allait, gazouillant d'aise,
Quand un joli carpeau
S'avance et dit : « Mon voisin, qu'il te plaise,
En savant voyageur,
M'entretenir des merveilles du monde.
Sans t'inquiéter du pêcheur,
Libre, tu fais ta ronde
Dans les bois, dans les airs ;
Que j'envie un tel sort ! Ah ! que j'irais m'instruire !...
— Erreur ! lui dit l'autre, et soupire ;
Ce monde est semblable aux enfers ;
Des ennemis sans nombre...
Épargne-moi, de grâce, un tel récit,
Il me rend triste et sombre.
Dans l'onde, auprès de toi, je voudrais voir mon nid.
Que j'y serais heureux ! j'y vivrais fort tranquille ;
Point d'oiseleur qui troublât ma famille,
Et mon ramage y serait bien plus beau.
— Au milieu de ces vagues,
Lui répond gravement le carpeau,
Les maux sont grands, les plaisirs vagues,
Il n'est point de refuge où l'on puisse un instant,
Sans parler du pêcheur qui nous poursuit sans cesse,
Etre à l'abri de notre propre espèce.
— A ta place, pourtant,
J'aurais un peu d'adresse,
Et bien malin qui me prendrait.
— Et moi, dit l'habitant du fleuve,
Si j'avais des ailes, quel trait
Pourrait m'atteindre ! — Eh ! faisons-en l'épreuve:
Vois-tu ! sans être ailé,
Tu peux essayer la fortune ;
Moi, chez toi, sans nageoire aucune,
Tu me verras à l'instant installé,
notre destinée ainsi sera commune. »

L'un se plonge dans l'eau,
L'autre à terre ne fait qu'un saut ;
O surprise ! ô merveilles !
L'oiseau s'enfonce et perd l'esprit,
Devient essoufflé, bat des ailes,
Tombe près du poisson, et dit :

« Où suis-je, ami ! je perds haleine...
— Et moi, donc ! je respire à peine !
— Dans l'air tu voulais voyager...
— Je me meurs... pousse-moi dans Fonde...
Je suis trop heureux de nager !
— Es-tu si tôt dégoûté du grand monde ?
— Maudit événement !
Dit le poisson en se plongeant,
Je vois que, sur la terre
Et clans mon perfide élément,
Le bonheur n'est qu'une chimère !
— Oui, tout est faux, trompeur,
Et toujours nos voisins excitent notre envie ;
Tout est plus beau chez eux, leur sort est sans rigueur,
Sans trouble est leur plaisir, sans orage est leur vie... »

Profitons de cette leçon ;
Retenons que le bien n'existe pas sans peine ;
Pour l'avoir tout entier, notre recherche est vaine ;
Chez soi, chacun en trouve une portion,
Pourvu qu'il soit content de sa condition.

Livre IV, fable 14




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