Les trois Naufragés Jean-Jacques Porchat (1800 - 1864)

Trois passagers sur le même navire
Sans se connaitre abandonnaient ce bord.
Tous trois, poussés par le même délire,
Disant : « Ici du mal fleurit empire, »
Laissaient 1'Europe à son funeste sort.
à Les rois s'en vont, » prophétisait Dermance.
« La liberté se meurt, » disait Chandieu,
Et Sombreval, pauvre juste-milieu,
Désespérait du bonheur de la France.
La voile s'enfle. Adieu, pays natal !
On fit naufrage. Une côte inconnue
Reçut Chandieu, Dermance et Sombreval ;
Ile déserte où sur la plage nue
On eut regret à l'empire du mal.
Sauves des flots, nos hommes se comptèrent ;
Trois seulement contre mille dangers !.
Faible secours. Puis ils se demandèrent
Qui les poussait aux climats étrangers.
« Je fuis les rois. — Et moi la république. —
Moi, loin de vous, je cherchais le repos. »
De notre siècle, oh ! rage frénétique !
Quand les cruels connaissent leurs drapeaux,
En vain l'exil, le malheur les rassemble ;
Plus de commerce ; ils rompent tout accord.
Ils ne sauraient vivre et durer ensemble.
Plutôt languir ; enfin plutôt la mort
Qu'une alliance chacun détestable.
Après un temps le mal fut le plus fort ;
Et Sombreval, que la détresse accable,
« Frères, dit-il (au terme où me voici,
Excusez-moi de vous nommer ainsi),
Je meurs d'ennui ; l'épouvante me glace
Lorsque des ours je vois l'horrible face.
Comme eux, hélas ! suis-je un monstre à vos yeux ?
Toujours la guerre ! Eh ! pourquoi dans ces lieux ?
Que nous importe aux déserts d'Atlantique
De monarchie ou bien de république ?
Nous voici trois ; sera-ce trois partis ?
Quelle folie ! Avec notre navire
Au fond des mers soient du moins engloutis
Tous les conseils d'un barbare délire !
Oui, l'infortune attendrit les humains.
Moi, malheureux, moi qui pus vous maudire,
De vos douleurs je souffre, je vous plains.
Oh ! changement que j'admire moi-même !
Je suis à vous, compagnons ; je vous aime.
Mais vous pleurez, vous me tendez les bras ;
Béni soit Dieu ; vous n'êtes pas ingrats. »
Et dès ce jour ensemble ils habitèrent.
Le doux support, le concours généreux,
Aimable échange où tous trois ils gagnèrent,
Fit de leur île un désert moins affreux.
On s'exhorta l'un l'autre à l'espérance ;
Pour deux amis on fit cas de ses jours,
Si bien qu'à l'heure où vint la délivrance
Tous trois vivaient. Un navire, en son cours,
Les recueillit, les rendit à la France,
Où, dit l'histoire, ils s'aimèrent toujours.
Dit-elle encor quelle terre lointaine
Sut opérer un miracle si doux ? -
Là j'enverrais ces apôtres de haine
Chez qui l'orgueil fomente le courroux.
Mais ne peut-on se passer du voyage ?
Pour s'amender faut-il faire naufrage ?
A mes avis, prêtez l'oreille, humains.,
La fable, un jour, mit en paix les Romains :
A tant d'honneur que n'osé-je prétendre ?
Non ; c'est du ciel que la paix doit descendre ;
C'est vers le ciel qu'il faut lever les mains.

Livre XI, fable 5




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