La Truite du lac de Bret Jean-Jacques Porchat (1800 - 1864)

Ma Muse, restons où nous sommes.
Même en un grand théâtre on ne vaut que son prix.
Combien de vos suivants, transplantés à Paris,
N'ont pas été de plus grands hommes !
Dans le sein d'un vallon secret
Du spacieux Léman sommeille un petit frère,
Obscur voisin, le lac de Bret.
Là se plait sous les joncs la Truite solitaire,
Mais chétive, et valant à peine hameçon.
A petit lac petit poisson.
Quelqu'une en ses roseaux se trouvant trop pressée,
« Que fais-je en cette mare ou je ne peux grandir,
Dit-elle. Admirable pensée !
Descendons au grand lac ; d'ici je puis sortir.
Du Léman quelque jour je serai la merveille,
Et s'il faut qu'un filet dispose enfin de moi,
J'irai m'étaler sans pareille
Dans l'or sur la table d'un roi.
Déjà pour ma taille on me cite.
Là-bas je suis colosse avant un siècle ou deux. »
Elle dit, et suivant le ruisseau qui l'invite,
Avec lui, d'un saut hasardeux,
Dans le Léman se précipite.
«Je suis au large cette fois !
Voici des flots et de l(espace. »
Elle en use à plaisir ; elle passe et repasse
Des rochers savoyards aux vignobles vaudois ;
Descend du vieux Chillon jusqu'aux murs génevois.
Tantôt gravement se promène,
Tantôt frétille et se démène.
Pour fixer les regards manèges superflus.
Eh ! quoi, tu ne sais pas, Léman, qu'en ton domaine
Tu nourris un poisson de plus ?
Patience ; on tiendra quelque jour plus de place,
Et l'on fera parler de soi.
Cependant une Truite passe,
Formidable et puissante masse
Qui d'abord lui fait peur ; mais, bannissant l'effroi,
Elle sourit : « C'est mon espèce, »
Dit-elle, et, familière, étourdiment s‘adresse
Au géant du lac, et lui fait
Tout le détail de son histoire.
Comment et pourquoi la voici ;
Ce qu'elle espère en ce lieu-ci ;
Que d'égaler Madame elle y cherche la gloire.
L'autre d'un coup de queue abrégeant ces discours :
« Arrière ! à m'approcher voilà ce que l'on gagne.
Toi m'égaler ? Tu n'es que Truite de montagne,
Ma mie, et le seras toujours.
Où t'amène une sotte envie ?
Le lac est grand ; mais dans ses flots
Goujons, sardines et chabots
Seront fretin toute leur vie. »