Le Fer et l'Enclume Joseph-Marie de Gérando (1772 - 1842)

Quel est ce cruel forgeron
« Qui me condamne au plus rude martyre,
Assouvissant sur moi la rage qui l'inspire ?
Sans doute c'est un vrai démon.
Voyez, de la fournaise ardente
Comme je sors rouge et brûlante !
J'ai subi les feux de l'enfer ;
Du marteau l'énorme massue
De ses coups redoublés et m'écrase et me tue. »
Ainsi criait une barre de fer,
Pendant que dans la forge elle était travaillée.
Elle implorait l'enclume : «Ah ! que du moins en toi,
« Ma sœur, j'aie un refuge, et prends pitié de moi !
A me voir ainsi tenaillée
Peux- tu donc consentir, et servir mon bourreau ?
Ai-je donc mérité qu'ainsi l'on me tourmente ?
Dans le sein de la terre, inconnue, innocente,
En paix je gisais : au tombeau
Qu'on me laisse rentrer ! ô funeste science
Qui me trouva pour faire un jeu de ma souffrance ! »
Je compatis, ma pauvre sœur,
Répond l'enclume, à ta juste douleur.
Moi-même, comme toi, jadis je l'ai subie,
Et combien j'ai vu, dans ma vie,
De supplices comme le tien !
Cependant arme-toi d'un peu de patience,
Endure, soumets - toi, conserve l'espérance :
Ma sœur, tu t'en trouveras bien.
Est- ce donc pour rester à jamais endormie,
Que de l'être ici-bas tu possèdes le don ?
Est- ce même exister, à rien si l'on n'est bon ?
Que faisais - tu, dans la mine enfouie ?
Mais pour toi, maintenant, vois naître un avenir !
Vois la nouvelle destinée
Qu'une épreuve momentanée
Va te permettre d'obtenir !
De tout mélange impur dans le feu dépouillée,
D'une forme savante avec soin habillée,
Dans l'empire des arts tu vas utilement
Remplir un noble ministère.
Désormais convertie en habile instrument,
Tu viendras féconder la terre,
De mille objets nouveaux tu deviendras l'auteur.
L'homme, avec ton secours, régnant sur la matière,
Se montrera dans la nature entière
Ainsi qu'un second Créateur. »

Élève ta pensée aux cieux,
Ame immortelle à la douleur en proie,
Et même en gémissant tu goûteras la joie !
Elle se révèle à tes yeux,
De l'auteur de tous biens la sagesse profonde.
La douleur fut donnée au monde
Afin d'engendrer la vertu.
C'est dans ce rude apprentissage,
Que, bien loin d'en être abattu,
S'instruit, se fortifie et s'élève le sage.

Livre III, Fable 18




Commentaires