Les deux Chats et le Singe Louis Auguste Bourguin (1800 - 1880)

Deux chats dans une office avaient pris un fromage,
Et, suivant l'ordinaire usage,
Nos deux maîtres fripons, d'accord pour le larcin,
Ne l'étaient plus pour le partagé.
Un singe, commensal d'un vieux juge voisin,
Est choisi pour arbitre : il fait en sa présence
Apporter les deux parts de l'objet contesté,
Puis, prenant avec majesté
Un couteau d'une main, de l'autre une balance,
« Dans les bassins, dit-il, je mets les deux moitiés;
Ayez l'œil au fléau, vous, messieurs, et voyez
De quel côté l'aiguille penche :
N'est-ce pas à droite ? — Oui. - Bon, dit-il. » Aussitôt
Bertrand, pour rétablir l'équilibre en défaut,
Du côté droit mesure et tranche
Un morceau qu'il avale. « A présent? — A présent,
Le côté, gauche est plus pesant.
— C'est juste : heureusement le remède est facile. »
Ce disant, notre juge habile
Dans le bassin trop lourd coupe un autre morceau
Qui, comme le premier, passe par son museau.
Un quart d'heure durant, Bertrand, le bon apôtre,'
Taille et retaille ainsi d'un côté, puis de l'autre,
Tant qu'à la fin nos chats, qui sont las de ce jeu.
Et craignent qu'en entier le fromage n'y passe,
Disent: « Maître Bertrand, restons-en là, de grâce :
L'aiguille n'est pas au milieu,.
Mais il s'en manque de si peu
Que si vous permettez... — Oh ! messieurs, la justice
Trahirait ses devoirs en cédant à ce vœu :
L'un de vous n'aura pas l'épaisseur d'un cheveu
De plus que l'autre : il faut que je remplisse
Mon mandat jusqu'au bout. » Et Bertrand derechef,
Selon que par son poids l'un des bassins l'emporte,
Armé de son couteau, coupe et retranche : bref
Il procéda de telle sorte
Qu'il eût tout le fromage; et l'un de nos deux chats
Tout honteux, dit à l'autre : « Entre nous à l'amiable,
Frère, il faut désormais régler tous nos débats :
Bertrand et ses pareils peuvent aller au diable. »

Livre II, Fable 23, 1856




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