Un Bouc très-imprudent, quoiqu'on dût être sage
Quand on a, comme lui, longue barbe au mentonR
Venait de s'égarer dans un vallon sauvage.
Un Loup, goguenard et glouton,
Le rencontre sur son passage.
Alte-là, sire Bouc ! on ne va pas plus loin.
J'honore infiniment ta majesté barbue ;
Mais, j'en prends ce bois à témoin,
Ta personne m'est dévolue.
Heureusement pour toi, j'ai modéré ma faim.
À diner j'ai fait bonne chère ;
J'ai mangé la moitié d'un daim,
Et je suis gai quand je digère.
Causons ensemble, si tu veux ;
Ou danse, si tu l'aimes mieux.
Ainsi que le berger Tityre,
Je vais sur ce gazon m'étendre mollement.
Tes entrechats me feront rire :
Un Bouc doit, en s'évertuant,
Danser aussi bien qu'un Satyre.
Je danse, mais ce n'est qu'au son du flageolet,
Dit le Bouc ; j'en vois un qu'on a, par aventure,
Oublié là sur la verdure :
Jouez ; je danserai, puisque cela vous plaît.
Après tout s'il faut que je meure,
De quoi me servirait un discours impuissant ?
Le cygne., à ce qu'on d-t, chante à sa dernière heure,
Moi, je veux mourir en dansant.
Bien ! repartit le Loup ; je vais, à ta prière,
Jouer du flageolet pour la première fois.
Il saisit l'instrument, et, se donnant carrière,
D'un sifflement aigu fait retentir les bois.
Le Bouc, se relevant sur ses pieds de derrière.,
Tantôt saute en avant, tantôt saute en arrière,
Croisant et variant ses pas,,
Pour retarder d'autant l'instant de son trépas.
Mais voici bien,une autre affaire !
Les deux Chiens du berger., qui battaient le pays,
Font leur entrée au bal, par le fifre avertis.
Le Loup ménétrier détale, prend la fuite.;
Mais le vaillant César et l'agile Castor,
Volant tous deux à sa poursuite,
L'atteignent aussitôt. Quand on digère encor,
On ne peut pas courir bien vite.
Au rire, pour lui seul, succédèrent les pleurs-;
Il succombait déjà sous la dent des vainqueurs,
Quand le Bouc, accourant en toute diligence,
Voulut que, sois les yeux de ses libérateurs,
Le mourant avec lui fit une contre-danse.
Les tyrans ont toujours un misérable sort ;
Des faibles, tôt ou tard, le ciel prend la défense,
Et le méchant, sans qu'il y pense,
Est souvent ici-bas l'artisan de sa mort.