Le Père et ses deux Fils Louis-Jules Mancini-Mazarini (1716 - 1798)

Un sage campagnard avait deux jeunes fils :
Tous deux étaient jumeaux, bien faits et bien appris ;
Tous deux faisaient pourtant le malheur de leur père ;
Leurs penchants et leur caractère
A ceux du bon vieillard étaient mal assortis.
Ils voulaient quitter le pays,
Et fuyant les travaux champêtres.
Abandonner le toit de leurs ancêtres
Pour chercher fortune à la cour :
Ne doutant pas d’y voir un jour
Avec éclat leur famille établie.
Le vieillard sentait la folie
Et les dangers d’un tel projet.
Le bonheur de ses fils était son seul objet ;
Et ce bonheur, il avait la sagesse
De le placer, non pas dans la richesse,
Mais dans la médiocrité ,
Et la vertu qui marche à son côté.
Mes enfants, leur dit-il, je suis près de mon terme :
Si je n’ y touchais pas, je parlerais plus ferme,
Et saurais me servir de mon autorité ;
Mais je sais qu’à mon âge on ne se fait plus craindre.
Je ne prétends pas vous contraindre,
Et je vous laisse en liberté.
Mais, avant de vous voir commencer ce voyage
Dont vous avez l’esprit gâté,
Je veux, avec simplicité
Vous faire un conte où vous verrez l’image
De votre erreur et de la vérité.
J’étais à peu près de votre âge
Quand mon père me l’a conté.
Du sein de la même colline
On voyait jaillir deux ruisseaux :
Mêmes eaux et même origine,
En tout ils naquirent égaux ;
Mais tous deux n’eurent pas égale destinée.
L’un, parmi de simples hameaux,
Suivit sa route fortunée :
Il serpentait autour de ces riants vergers
Où, sur le soir, s’assemblent les bergers ;
Il engraissait leurs pâturages,
Il égayait leurs paysages,
Il arrosait leurs potagers,
Il servait à tous leurs usages :
Aussi fût-il sacré pour eux.
Jamais une main téméraire
N’osa gêner son cours heureux,
Ni jamais une onde étrangère
Croisant sa paisible carrière,
Ne vint se mêler à ses flots ;
Et jusqu’au terme de sa course
Toujours il conserva ses eaux
Aussi pures que dans leur source.
L’autre ruisseau n’eut pas un semblable destin.
Au lieu de se fixer dans ce champêtre asile,
II voulut aller à la ville :
Que de peines et de maux l’attendaient en chemin !
Un satrape orgueilleux le retint dans ses chaînes.
Et l’enferma dans ses domaines.
Il y fit l’ornement d’un superbe jardin ,
Où, du fond d’un riche bassin
Environné de dorures et de marbres,
Il s’élançait jusqu’au faîte des arbres ;
En cet état il charmait tous les yeux.
Mais l’honneur d’attirer les regards curieux
Lui coûta plus cher qu’on ne pense.
II sentit resserrer ses eaux
Dans d’obscurs souterrains que l’art et la dépense
Avaient transformés en canaux.
On arrêtait, on détournait sa marche,
On le menait à volonté ;
Il n’avait plus ni nom ni liberté :
Tantôt resserré sous une arche,
En cascade précipité,
En réservoir violenté.
Le pis est qu’au sortir de ce lieu de délices ,
(Pour le satrape, et non pour lui)
On l’enferma dans un étui
Que salissaient les immondices
De ce palais témoin de ses supplices :
Ce fut là qu’il finit son cours.
Et c’est ainsi que le bon pédagogue,
La larme à l’œil , termina son discours.
L’un des enfants, touché de l’apologue
Se reconnut, se fixa pour toujours
Dans la demeure de ses pères ;
L’autre en divers climats, à différentes cours,
S’en fut chercher des biens imaginaires :
Qu’arriva-t-il? les deux jumeaux
Eurent le sort des deux ruisseaux.

Livre I, fable 1




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