Ce que je vais conter a bien l’air d’une fable,
Et néanmoins c’est un fait véritable,
Que maints bergers ont vu, dont je puis au besoin
Produire encor plus d’un témoin.
On sait que, par reconnaissance
Pour celle dont le lait nourrit la tendre enfance,
L’époux divin de la fière Junon
Aux chèvres accorda port de barbe au menton.
Il avait trop de courtoisie
Pour ne pas accéder à cette fantaisie.
Les chèvres, depuis ce temps,
Ne sont pas moins capricieuses ;
Seulement, elles sont un peu plus dédaigneuses ;
Marchant la tête haute et la narine aux vents,
Quand elles vont aux champs.
Du reste du troupeau, compagnes peu civiles,
Dans leurs humeurs indociles,
On les voit très-souvent pâturer à l’écart,
Et se piquer de faire bande à part.
Certaine chèvre donc, assez forte en caprices,
De compagnie avec maintes génisses,
Etait à l’herbe en un vaste guéret,
Que de son flanc touffu bornait une forêt.
La dame vagabonde,
De ces pâtis voulut faire la ronde ;
Et la forêt lui causant quelque peur,
Elle allait posément, de crainte de malheur.
Même au milieu de sa course,
Elle prit poste aux abords d’une source,
Où l’on pouvait et l’entendre et la voir,
Et qui servait au bétail d’abreuvoir.
Près d’une lice alors le chien était en fête ;
Et, sans chien comme sans houlette,
La bergère, au pied d’un ormeau,
Près d’un brasier, à l’abri de la bise,
Sur ses talons était assise.
Elle chantait, tournait, retournait son fuseau,
Et peut-être songeait à quelque pastoureau ;
Mais nullement au loup, qui pourtant était proche.
Le méchant voit la chèvre ; il se glisse, il approche.
Aussitôt qu’à ses yeux le ravisseur parut,
La pauvrette cria pour qu’on la secourût ;
Mais sire loup par la barbe l’attrape,
Avec lui, côte à côte, il vous la fait marcher,
Et de sa queue à grands coups il la frappe
Pour la faire dépêcher.
Des génisses sur lui courait toute la bande.
La bergère appelait gens et chien à grands cris.
On vint bien, mais trop tard ; la forêt était grande ;
Le loup avait l’avance, il gagna le taillis.
Combien est-il, parmi la gent humaine,
De bonnes gens qu’ainsi par la barbe l’on mène ?
Cerviers ou non, mais toujours fins matois.
Les loups ne sont pas tous au bois.

Fables, 1847, Fable 4




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