Le Roi et le Meunier Pierre Chevallier (1794 - 1892)

Un souverain dont les ministres
Surchargeaient les sujets d'impôts,
De son peuple ignorait les factieux propos,
D'une commotion avant-coureurs sinistres.
La presse, fanal des États,
A cette époque n'avait pas
Sur ce royaume encor projeté sa lumière ;
A voix basse l'on murmurait,
Mais au roi personne n'osait
Hautement signaler la publique misère.
Un jour notre monarque, exténué de faim,
À la chasse égaré, n'ayant pour toute suite
Que quelques personnes d'élite,
Incognito se rend dans un moulin.
Sur les ordres donnés, aussitôt la meunière
Se met à fricasser carpes, goujons, poulet.
Le roi, voyant cette dernière
Qui tout en sueur remuait
La poêle où l'huile meurtrière
Torturait les poissons encor tout palpitants,
Dit alors à ses courtisans :
— L'incommode chaleur qu'éprouve notre hôtesse
Démontre, prouve avec justesse
Ce qu'un grand philosophe a jadis avancé :
Que celui-là qui tient le sceptre ou bien la poêle
Est du monde ici-bas le plus embarrassé.
— Votre monsieur la donne belle,
Repart sur-le-champ le meunier,
De qui le collecteur et l'inflexible huissier
Avaient fait pour l'Etat désemplir l'escarcelle,
Il en est certe un autre, on ne peut le nier.
— Qui donc ? tout étonné demande le roi. — Sire,
C'est le poisson que l'on fait frire.