Tranquilles possesseurs du trou de feu leur père,
Deux rats sur un mont solitaire
Vivaient de leur travail, sans souci, fort heureux.
Sans cesse on les voyait le matin dès l'aurore
Jusqu'à l'heure où du jour l'astre majestueux
Touchant à l'horizon de pourpre se colore,
Non sans peine rouler, engranger au logis
Noix, haricots, raisins et divers autres fruits.
Aussi lorsque traînant après lui la disette,
Le sombre et triste hiver, hérissé de glaçons,
Venait couvrir le sol de ses neigeux flocons,
Nos deux frères, rentrés dans leur humble chambrette,
Goûtaient-ils les plaisirs d'une douce retraite.
Mais qui sait du bonheur longtemps se contenter !
Un jour, ennuyé d'habiter
Son modeste et champêtre asile,
Un de nos rats conçut le projet de porter
Ses dieux pénates à la ville.
En vain sou frère en pleurs veut le dissuader,
De la cité lui peint les dangers, les alarmes,
Les pièges qu'à tout pas il faut appréhender.
Tel qu'un roc il demeure insensible à ses larmes.
Enfin, en s'embrassant, ils se font leurs adieux.
Trois mois s'étaient passés. D'un heureux mariage
Le campagnard avait serré les tendres nœuds,
Et déjà ses enfants autour de l'ermitage
Trottinaient, gambadaient, couraient à qui mieux mieux.
Pendant une nuit pluvieuse,
Tandis que réunie au souterrain réduit,
Des affaires du temps la famille joyeuse
Devisait, on entend à la porte du bruit ;
Et bientôt apparaît, trempé jusqu'à la moelle,
Le plus hideux des rats,, marchant clopin-clopant,
Et dans son orbite roulant
D'un œil tout éraillé l'effrayante prunelle.
— Que vois-je ? Est-ce bien toi ? Dois-je en croire mes yeux,
Dit le rustique rat, par quel destin contraire
Te trouves-tu réduit, grands dieux !
A cet état, mon pauvre frère ?
— J'ai mérité mon sort, répond le citadin ;
Sourd à ta voix, j'ai cru qu'habitant de la ville,
Il m'eût dès lors été facile,
Me promenant soir et matin,
De faire à chaque instant ripaille sur ripaille.
Hélas ! si j'ai passé quelques moments heureux,
En faisant bonne chair, en jouant sur la paille,
Ô juste ciel, qu'il fut affreux
L'autre côté de la médaille !
Un certain soir apercevant
Une très belle noix par un fil attachée,
Je touche à peine au fil que crac ! il se détend ;
Je veux fuir, mais soudain ma queue est arrachée.
Une autre fois j'étais avec plusieurs amis
Savourant d'un pâté les succulents débris,
Voilà que tout-à-coup au milieu de nous tombe,
Gomme une véritable bombe,
Un féroce et monstrueux chat
A qui je dois ce triste état.
Mais las ! ce n'est pas tout encore !
Je voulus, ce matin, grignoter un gâteau
Qui, bien qu'il me parût aussi friand que beau,
Me cause en ce moment un feu qui me dévore.
Notre rat achevait à peine ce récit
Qu'en ses entrailles il sentit
D'un corrosif poison les mortelles atteintes ;
Et bientôt torturé par de vives étreintes,
D'une faible voix il reprit :
— Ô vous, dignes enfants de mon bien-aimé frère,
Témoins de mon heure dernière,
Voyez où des plaisirs conduit l'attrait trompeur.
Trop tard je reconnais ma malheureuse erreur,
Et vois que le travail, une modique aisance,
Une tranquille conscience,
Sont les bases du vrai bonheur.