La Fortune m'a bien placé !
Sur elle de son sort heureux qui se repose.
Je ne suis rien ; au temps passé
Ce que je fus est peu de chose ;
Mais c'est pour n'être rien que la Nature exprès
M'avait formé : dans ma retraite obscure
Je reconnais ta voix, bienfaisante Nature,
Et j'obéis à tes décrets.
Dans le monde que pourrais-je être ?
Homme de Cour ? Auprès d'un Maître
L'adroit Courtisan que je suis !
C'est la probité que j'honore ;
C'est la vérité que j'adore ;
C'est le mensonge que je fuis.
Ce qu'on ferait de moi, vous pourrez le comprendre,
Lecteurs, par le récit que vous allez entendre.
Ne pouvant être Loup, ni Renard, ni Corbeau,
Il ne resterait donc à prendre
D'autre rôle pour moi que celui du Chameau.
Le Corbeau, le Renard et le Loup de service
Étaient à la cour du Lion.
Chacun avait sa fonction ;
Le Renard, à titre d'office,
Mentait et flattait le Patron ;
C'était le mieux payé de toute la maison.
Le Loup flairait de loin les chasses les plus belles,
Les rabattait au Roi, déterminé chasseur,
Ainsi que tous les Rois, et, comme eux, grand mangeurs
Et le Corbeau, servant de la voix et des ailes,
Proclamait les édits et portait les nouvelles.
Réunis en conseil, d'un air de liberté,
Tous trois également votaient en conscience,
Proposaient, soutenaient, avec indépendance,
Ce que voulait Sa Majesté.
Auprès de cette Cour, simple surnuméraire,
Un Chameau depuis peu vivait ;
Né chez une horde étrangère,
La caravane qu'il suivait
L'abandonna, courbé sous un travail trop rude,
Et succombant de lassitude.
Du désert où la faim le mettait aux abois,
Il s'était traîné jusqu'au bois.
Là, bientôt ranimé par la fraîche pâture,
Il renaissait ; sur sa maigre encolure
L'embonpoint revenait déjà,
Quand le Lion chassant, par aventure
Face à face le rencontra.
Que faire ? point d'asyle ; encor moins l'assistance ;
Et la fuite, et la résistance
Impossible ; il s'humilia ;
Devant Sa Majesté les genoux il plia,
Protesta de sa foi, même de sa tendresse,
Et qu'il venait de loin tout exprès pour
Ses services à Sa Hautesse.
offrir
Le Lion satisfait dit : Que ta crainte cesse ;
Je te permets de me servir.
Tu me parais ami sincère ;
C'est ainsi qu'il m'en faut, sois des miens, et prospère.
Le Chameau tout joyeux songeant au plus pressé,
À briller au Conseil fut bien moins empressé
Qu'à refaire sa peau ; vivant comme un chanoine,
Et devenu plus gras qu'un moine,
Il disait chaque jour avec nouveau plaisir,
Comme Virgile : Un dieu nous a fait ce loisir.
Entre tous les Lions, le nôtre avait la rage
De faire blanc de son courage,
De guerroyer à tout propos ;
C'était ce que chez nous on appelle un Héros.
Ses états confinaient aux bords d'Éléphantide ;
L'Éléphant, certain jour, franchit mal à propos
Les frontières de Léontide ;
Le Lion l'appelle en champ clos.
Ces bois gardent encor la mémoire effroyable
De leur combat. Tous deux out même cœur ;
Mais l'Éléphant par sa grosseur,
Sa solidité, sa hauteur,
Est une bastille imprenable.
Les épieux de ses dents, sa trompe redoutable
Firent un feu roulant, dont le Lion blessé
En plus d'un endroit fut percé,
Eut plus d'un membre fracassé.
Ne pouvant plus jouer de la griffe, ni mordre,
Il fit sa retraite en désordre,
Et de son antre à peine il regagna l'abri.
Il se passa du temps avant qu'il fût guéri.
Sa cuisine en souffrit, ou plutôt la famine
Vint s'établir dans sa cuisine.
Chez un Roi tout va mal quand il est mal nourri.
Messieurs de son Conseil, qui, sans inquiétude,
S'étaient fait la douce habitude
D'hériter de sa table après chaque repas,
Voyant le serdeau mis à bas,
Montraient de son état grande sollicitude ;
Et cette fois ne mentaient pas.
Amis, dit le Lion, votre zèle me touche.
Moi, pour vous régaler, qui prenais sur ma bouche,
Je jeûne, et c'est à votre dam.
Avant que Dieu m'accorde une santé parfaite,
Vous aurez fait un Ramadan
Plus austère et plus long que ne veut le Prophète.
Cherchez pourtant aux environs
Pour moi quelque chasse facile ;
Quoique je sois encor languissant et débile,
Venez me l'annoncer bien vite, et nous verrons.
Voilà nos trois veneurs qui se mettent en quête.
Ils courent le matin, le midi, tout le jour,
La plaine, le désert et les bois d'alentour ;
Point de gibier, ni gent ni bête.
Le Loup dit le premier : En ce péril nouveau,
Il nous faut un nouveau remède.
À la nécessité tout cède ;
Que nous sert dans ces bois cet indolent Chameau ?
Que sert-il au Lion ? Quand la faim nous obsède,
Il crève d'embonpoint. Il a bien mérité
D'être envoyé dormir et paître en l'autre vie.
Ce solide aliment peut rendre la santé
Au Roi, Père de la patrie,
Un pareil bien trop cher serait-il acheté
De tous les Chameaux de l'Asie ?
Le Renard dans son cœur goûtait fort ce moyen ;
Mais entre Courtisans le moins homme de bien
Cherche le plus à le paraître.
Fi donc ! s'écria-t-il ; quelle horreur ! le Lion
A pris cet animal sous sa protection.
Il en a fait serment ; le Sujet est un traître
Qui prétend engager son Maître
A rompre les traités et violer sa foi.
L'objet vaut bien qu'on l'examine,
Dit le Corbeau, permettez- moi
De proposer l'affaire au Roi
Avec le tour que j'imagine.
Un tour adroit suffit aux maîtres des états ;
Le Lion ne ment point quand il n'y paraît pas.
Il y va, fait son rapport, dans un long préambule
Donne de beaux motifs ; mais quand il vient au fait,
En frémissant le Roi recule,
Traite ce conseil de forfait,
De trahison, de félonie :
Massacrer avec perfidie
L'ennemi qu'on reçut à composition !
En quel temps, quel pays, quelle religion
Osa-t-on conseiller une telle action ?..
Plutôt cent fois mourir. À la jérémiade
Le Corbeau laissa tout son cours,
Loua les sentiments de l'auguste Malade ;
Seulement on avait mal saisi son discours.
Un Sujet pour son Roi put s'immoler toujours ;
L'histoire profane et sacrée
En offre mille traits : c'est à qui d'entre nous,
O le meilleur des Rois ! s'immolera pour vous.
Le Chameau plus gras que nous tous
Veut que sa chair soit préférée ;
Je vous ai dit son vœu ;mais pouvons-nous souffrir
Qu'un étranger l'emporte ? Écoutez- nous vous-même ;
Soyez juge impassible ; et qu'un arrêt suprême
Prononce qui pour vous a le droit de mourir !
Ace discours de la méchante bête,
Le Lion se sentit ému.
De l'amour des Sujets tout Roi bien convaincu,
Sent à l'émotion son âme toute prête.
Sans répondre il baissa la tête ;
Et le Corbeau, feignant de l'avoir entendu,
Retourne à ses amis, leur dit toute l'affaire,
Leur dicte ce qu'ils ont à faire ;
Enfin juge ou docteur, dont il porte l'habit
N'aurait ni mieux fait, ni mieux dit.
Reste à persuader le Chameau : chose aisée ;
Sitôt qu'il les verra tous au trépas s'offrir,
Pour fuir l'ingratitude il y voudra courir.
Ils sauront bien alors embrouiller la fusée,
Et, sans paraître le vouloir,
Faire sur lui tomber le billet noir ;
Billet noir en effet et noire loterie,
Lorsque pour le joueur il y va de la vie !
Tout de ce pas, ils vont assiéger le Chameau,
Lui parlent dévouement, amour de la patrie :
Heureux pour un motif et si grand et si beau
L'animal qui se sacrifie !
Leur dupe, à plein collier, donne dans le panneau,
Et tous, en répétant : Pour un sujet si beau,
Trop heureux qui se sacrifie !
Vers l'antre du Monarque ils vont de compagnie.
Sire, dit le Corbeau, commençant un discours
Qu'il feint d'improviser, mais rédigé d'avance,
Qu'à Votre Majesté la sainte Providence
Donne d'heureux et de longs jours !
Touchés de l'état où vous êtes,
Et du danger public et du vôtre effrayés,
Nous venons tous quatre à vos pieds,
Avec joie, apporter nos têtes.
Rendez, rendez justice au vœu le plus ardent ;
Daignez me préférer à mes trois camarades.
Tout maigre que je suis, on peut faire aisément
Un déjeuner de moi ; Sire, je meurs content
En pensant que mes os, par malheur secs et fades,
Seront brisés sous votre dent.
Aussitôt le Renard et le Loup s'écrièrent :
Joli morceau vraiment pour un repas royal
Qu'un si chétif, si dur et si maigre animal !
Puis s'adressant au Roi, d'accord ils lui jurèrent,
Et comme eux jura le Chameau
Qu'il ne mangerait point leur ami le Corbeau.
L'ami, d'être mangé perdant toute espérance,
En poussant un soupir, écouta sa sentence.
Lors le Renard prenant un air sentimental,
Pérora, demanda, sollicita du Prince
L'honneur de reculer d'un jour l'instant fatal.....
Repas détestable et trop mince,
14 Cria le Loup d'un ton brutal !
Chair puante d'ailleurs, comme chair de Jackal,
Remède pire que le mal !
C'est moi, c'est moi seul que regarde
Le sort que nous envions tous.
J'ai tant de fois brûlé de m'immoler pour vous,
Sire ! Que rien ne vous retarde !
Sire ! vos coups de dents pour moi seront si doux !
Sire ! faites de moi le plus heureux des Loups !
Le Renard à son tour sut prendre sa revanche.
Ta chair, ta triste chair, se mit-il à crier,
Plus dure que la mienne, est- elle donc plus blanche ?
On sait qu'elle fait mal en passant au gosier.
Elle y resterait, je parie ;
Elle étranglerait le Lion
Au lieu de le rendre à la vie ;
Ta mort, bonne pour toi, pour nous serait suivie
D'une éternelle affliction.
À de tels arguments ne trouvant rien à dire,
De l'air d'un premier pris maître Loup se retire.
Il ne restait que le Chameau.
Sur son cou de héron lentement il balance
L'étui de son étroit cerveau ;
Et voyant qu'on lui fait silence :
Sire, Sire, dit-il, que la bonté des cieux
Nous conserve un grand Roi, toujours victorieux !
Vos Sujets sont zélés, mais leur zèle, je pense,
N'est pas selon Barême et selon la science.
Mesurez et calculez bien ;
Leurs trois corps réunis ne font qu'un quart du mien.
Votre esclave comme eux, j'ai sur eux l'avantage
D'être le nourrisson de Votre Majesté ;
Cette chair est à vous, je vous en fais hommage,
Et vous rends l'embonpoint que vous m'avez prêté.
Sur ses genoux cagneux alors il tombe, et crie :
Mangez-moi, mangez-moi, Sire, je vous en prie !
À ces mots, le Renard pleure et cache ses yeux ;
Le Loup sanglote de tendresse,
Et le Corbeau tombe en faiblesse.
Tous trois ensuite, à qui mieux mieux,
Exaltent la vertu, la raison, l'éloquence,
Et la succulente apparence
De leur confrère le Chameau.
Plus de dispute ; il faut se rendre à l'évidence,
Et lui céder l'honneur d'un dévouement si beau.
Que vous êtes heureux, mon frère,
Dit l'un, d'être si gras et de parler si bien !
Quelle gloire pour vous, reprend l'autre, et combien
La race des Chameaux désormais sera fière !
Hélas ! dit le troisième, il eut raison mon père
De nous dire en mourant : Mes enfants, ce n'est rien
Que de nourrir son prince, ainsi que le doit faire
Tout animal bon citoyen ;
Il faut qu'en nous mangeant, souvenez-vous en bien,
Le Lion fasse bonne chère.
Hâtons-nous, il est temps, disent-ils tous les trois,
De couvrir notre Ami d'une gloire immortelle,
Et de satisfaire à la fois
Le désir d'un Sujet fidèle
Et la faim du plus grand des Rois.
Aussitôt, à l'envi, chacun des trois s'élance,
Et du bec et des dents travaille sur la peau
Du patient et stoïque Chameau,
Qui souffrant en martyr sans plaindre sa souffrance,
Mordu, criblé de toute part,
Du Lion, pour mourir, n'attendait qu'un regard.
Il obtint encor plus ; de sang long- temps sevrée,
La gueule du Lion s'ouvrit ;
Il bailla par trois fois, et trois fois il rugit.
Quadrupèdes et gens, au loin dans la contrée
Recommencèrent à trembler ;
-Il saisit du Chameau la gorge déchirée,
Et lui serrant le cou, de sa grifse sacrée
Lui-même il daigna l'étrangler.
De plusieurs jours, il n'eut besoin d'autre curée.
Lui repu, ses trois Courtisans
Assouvirent aussi leurs appétits cuisants.
La force lui revint ; en attendant la guerre,
La chasse eut ses amours autant qu'à l'ordinaire ;
Et chaque jour gibier nouveau
Dans sa Cour amena joie et fête nouvelle ;
On médit, on mentit, on flatta de plus belle,
Et l'on oublia le Chameau.
Cette histoire, trop peu connue,
De Bidpai jusqu'à nous cependant est venue,
Mais en prose un peu lourde et dure à retenir.
C'est le vers qui fait vivre et la prose qui tue.
De rimes je l'ai revêtue
Et la transmets au souvenir,
Pour servir de leçon aux Chameaux à venir.
Titre complet : Le Corbeau, le Renard, le Loup et le Chameau à la cour du Lion