Un Âne parvenu Remacle Maréchal (1796 - 1871)

Le seigneur d'un castel, sis au bord de la Meuse,
Avait deux fils jumeaux. Rien n'était si gentil -
Que ce couple ; aussi fallait-il
Entendre des amis la troupe cajoleuse
A tout propos, à tout moment,
En faire au baron compliment.
Je laisse à deviner combien le noble père
En était idolâtre, et de quelle manière
Ils étaient choyés, dorlotés ;
Car dire beaux enfants, c'est dire enfants gâtés.
Au point où mon récit commence,
Le printemps, depuis leur naissance,
Venait pour la septième fois
Rendre aux prés leur émail, leurs feuillages aux bois,
Ses ébats à l'heureuse enfance.
Parmi les divers animaux
Recevant au manoir logis et subsistance,
Pour charmer les loisirs des gracieux jumeaux,
Se distinguait surtout un âne, bon apôtre
Si jamais il en fut, par qui, tout à l'entour,
Ils se faisaient porter hardiment tour à tour,
Même assez souvent l'un et l'autre.
Coco (c'était ainsi que nos jeunes seigneurs
Aimaient à le nommer), bientôt, par sa souplesse,
Ses courbettes de toute espèce,
Des cavaliers en herbe enchaîna les faveurs
A tel point que, bravant réprimande et taloche,
Au dessert, sur les plats chacun jouait des doigts
Pour en glisser en tapinois
La part de Coco dans sa poche.
Intimité touchante ! Il suffisait de voir
Apparaître Coco quelque part pour savoir
Que ses deux amis étaient proche.
D'un vieux du lieu j'ai même appris
Qu'à l'heure où ces messieurs, à l'ombre, côte à côte,
Récitaient leur leçon, Coco, l'oreille haute,
Derrière eux écoutait comme s'il eût compris.
Il n'en fallait pas tant pour brouiller les esprits
De la trop vaine créature :
Coco s'imagina qu'il devenait savant,
D'autant plus qu'avec sa pâture
Il avalait parfois des lambeaux d'écriture
Que les nobles fils trop souvent
Laissaient traîner, et dont le vent
Se jouait parmi la verdure.
Avec de pareils airs on n'a guère d'amis :
À la fin Coco s'était mis
A dos, par sa fierté bouffonne,
Tous ses compagnons du manoir,
Qui de lui, comme on le soupçonne,
Se moquaient en cachette et riaient de le voir
Passer au milieu d'eux sans regarder personne.
Un matin qu'il venait de faire un bon repas
D'un trèfle succulent qui croissait sous ses pas,
Comme il errait pensif sur la pelouse verte,
Il s'aperçut que du jardin
La porte, d'aventure, était restée ouverte.
Quel bonheur ! le voilà soudain
Qui court comme un enfant du muguet au jasmin,
Puis du jasmin au lis, puis du lis à la rose ;
Belles fleurs dont chacune, au souffle du matin,
Pour lui tout exprès semble éclose ;
Puis passe au potager : bref, trotte tant qu'enfin
Il arrive sur la terrasse
Où, le nez au vent, il se place.
Déjà, du haut du mur mons Coco prenait goût
A voir quelques gamins assis sur le rivage
Pêcher le goujon : tout-à-coup
Survient un cheval de halage,
Qui dans les flots grondants plonge jusqu'au poitrail,
Hochant sa queue usée à ce rude travail
(Ces chevaux, d'habitude, ont la queue assez courte),
Et soufflant bruyamment l'air de ses grands naseaux,
Pour tirer après lui contre le fil des eaux
Trois longs bateaux, dits bateaux d'Ourthe.
A peine le baudet l'aperçoit qu'aussitôt
Il se met à rire si haut
Que la terre en frémit à plus d'un quart de lieue.
Maint chien en aboyant s'enfuit épouvanté.
Et d'où lui venait donc cet accès de gaîté ?
Du cheval amphibie il avait vu la queue !
« O ciel ! ouf ! criait-il, j'étouffe, en vérité !
Dis-moi : qui t'a, mon vieux, de la sorte écourté ?
N'est-ce pas ce vilain en souquenille bleue
Que je vois sur ton dos monté?
Le barbare ! avec quoi veut-il que tu repousses
L'assaut des moucherons que sans trêve, en été,
La chaleur ameute à tes trousses ? »
Comme on le voit, notre âne avait l'esprit badin :
La vanité des grands à railler les dispose.
Pour achever de mettre en train
Son humeur joviale, il advint que le train
Dut, je ne sais pour quelle cause,
S'arrêter là tout juste : or, mettant à profit
Cet incident, Coco reprit,
Après quelques moments de pause :
« Tu ne dis rien ?.. Tiens donc, est-il muet ? mais non,
J'espère ; à moins, le pauvre diable !
Qu'à force d'avoir fait dans ces eaux le plongeon,
Il ne soit devenu tout-à-fait un poisson...
Hi-han-hi-han ! Peut-être (et c'est le plus probable),
Ne loge-t-il pas, tout en gros,
Dix mots français dans sa cervelle ;
Il faudrait lui parler le patois du Condroz,
Sa douce langue maternelle.
Hi-han-hi-han !... Pourtant ce que c'est que d'avoir
Certaine instruction ! Moi, grâce à mon savoir,
Je suis de seigneurs de haut grade
Moins serviteur que camarade ;
Je dors, mange et flâne à mon choix,
Pourvu que sur mon dos je les porte parfois,
Et qu'alors, suivant leur marotte,
Je marche au pas, galope ou trotte ;
Hélas ! et ce rustre ignorant,
Du matin au soir hors d'haleine,
Pour se rompre les os reçoit de son tyran
Plus de coups que de grains d'aveine.
Mais, ma foi, je suis bon enfant
De m'occuper de lui ; laissons-là le manant
Et regagnons notre domaine. »
Le cheval ne prit pas la peine
De remettre à sa place un âne impertinent ;
C'eût été s'avilir ; mais il eut sa revanche.
Coco, l'heureux Coco, vers sa tourelle blanche
Vole, arrive... O du sort revers inattendu !
Que trouve-t-il de honte et de rage éperdu ?
Que les beaux fils s'en vont pour un lointain voyage,
Et qu'à des cendriers passant par le village
Le vieux châtelain l'a vendu !!

Moins de deux mois après, sec, épuisé, fourbu,
Il mourait de misère à la fleur de son âge.
Si bien casé pourtant, s'il avait eu l'esprit
De tirer sous main bon profit
De son poste en cas de disgrâce !...
C'était au vieux temps que vivait le balourd :
Tout depuis lors a bien changé de face.
Oh ! combien les ânes en place
Sont plus adroits au temps qui court !

Livre I, fable 4




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