Un beau jour un brave Notaire
S'en revenait paisiblement
Après avoir réglé je ne sais quelle affaire
Au chef-lieu du département.
Il avait sa demeure en certain gros village,
Et, comme il était bon marcheur.
Il retournait, à la fraîcheur,
Souper dans son petit ménage.
Mais voilà qu'en passant à travers un grand bois
Où geais et coucous à la fois
S'égosillaient sous le feuillage,
Il entendit à leur ramage
Se mêler une étrange voix :
C'était celle d'un Ours échappé de la foire
Et qui, de l'appétit sentant les aiguillons,
S'était dit : « Voyons donc si les tabellions
Sont aussi durs qu'on veut le faire croire. »
Celui-ci, fort épouvanté
De cette rencontre insolite,
Ne se crut pas dans la nécessité
De faire de la dignité
Et, sans hésiter, prit la fuite.
Sur ses talons l'infortuné
Sentait déjà l'animal acharné
Grognant d'une horrible manière,
Quand son chapeau roula dans la poussière ;
L'Ours s'arrêta, flaira l'objet,
Puis, d'une patte dédaigneuse,
L'envoya faire un ricochet
Dans un fossé plein d'eau bourbeuse.
Mon Notaire, pendant ce temps,
Avait repris un peu d'avance ;
Sentant alors tout le prix des instants,
Il lui jeta, pour faire divergence,
Sa canne, ses gants, son mouchoir,
Son dossier, sa cravate, enfin son habit noir.
Ce dernier quelque temps sut arrêter la bête.
Elle s'approcha prudemment
De cette nouvelle conquête,
La prit, la retourna, puis enfin, comprenant
Qu'elle ne cachait pas le plus petit notaire,
Elle en fit des lambeaux pour passer sa colère.
Restait encor le pantalon :
Son malheureux propriétaire
De grand cœur eût franchi ce dernier échelon
Pour sauver le fils de sa mère ;
Mais épuisé, ne pouvant plus courir,
Au bord du chemin, hors d'haleine,
Il se préparait à mourir,
Lorsqu'une intuition soudaine
Vint à propos le secourir.
Dans sa poche sa main trouva sa tabatière ;
Il l'ouvrit, attendit le monstre furieux,
Et, quand il fut tout près, lui jeta dans les yeux
Sa nouvelle poudre de guerre.
Ce fut comme un coup de tonncrre !
L'Ours aveugle, affolé, grinçant et furieux,
Pirouetta, bondit et se roula par terre
Avec des hurlements affreux,
Mais pour longtemps impuissant à mal faire.
Pendant ce temps l'autre put se sauver
Et rentrer au logis sans autres anicroches.
Ayez toujours du tabac dans vos poches ;
On ne sait pas ce qui peut arriver.