Le Rat ambitieux Théodore Lorin (19è siècle)

Les rats jadis vivaient en république ;
Mais de l'état démocratique
Ils se lassèrent un matin.
Pour parvenir au pouvair souverain,
Dieu sait combien il se forma de brigues.
Après un mois de cabales, d'intrigues,
L'un d'eux à la fin l'emporta :
Conclusion, sur le trône il monta.
Le charme décevant de la toute-puissance
D'un doux plaisir d'abord le transporta :
Quelle ineffable jouissance
De tenir ainsi sous ses pieds
Tous ses rivaux humiliés !
Bientôt, hélas ! il vit tourner la chance.
De la royauté les travaux
Ne lui laissaient aucun repos.
Du cruel Rodilard les troupes l'attaquèrent :
Ses ennemis secrets contre lui conspirèrent.
Au moindre bruit, il pâlissait d'effroi ;
Puis, quand il se mettait à table,
Il craignait le poison. Enfin le pauvre diable
Était malheureux comme un roi.
« Ah ! se dit-il, quelle fut ma folie !
J'ai fait pour m'élever d'incroyables efforts.
Et sur le trône assis, je souffre mille morts.
Mon sort, jadis, était digne d'envie ;
Je menais doucement une joyeuse vie.
Aujourd'hui, plus de liberté,
Plus de calme, plus de gaîté :
Tout m'alarme, me porte ombrage.
C'en est fait, devenu plus sage,
Je renonce à l'autorité. »
Ronge-maille, à ces mots, sans rien dire à personne,
Jette bas et sceptre et couronne,
Et loin de là, dans un coin ténébreux,
Il va vivre obscur, mais heureux.

Livre I, Fable 19




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