« Toi que j'admis souvent à partager ma soupe,
Au temps de ma prospérité ;
Toi qui sus, comme moi, boire à la double coupe
De la richesse et de la pauvreté ;
Compagnon de ma bonne et mauvaise fortune,
Qui de mes seuls foyers fis tout ton univers,
Qui me suivis partout et qui, dans mes revers,
Ne fis jamais entendre une plainte importune ;
S'il ne m'a pas été donné
De garder des amis quand je n'étais plus riche,
Toi, du moins, mon pauvre caniche,
Tu ne m'as pas abandonné.
Dans mes destins divers, heureux ou misérable,
Je t'ai trouvé toujours à toi-même semblable :
Rien n'a pu me ravir ton fidèle secours ;
De mes moindres soucis soigneux de me distraire,
J'aurais moins obtenu des tendresses d'un frère :
Aussi je suis à toi pour jamais, à toujours ! »
Où pensez-vous pourtant qu'aboutit ce discours ?
Vous en êtes ému ; vous le croyez sincère.
Détrompez-vous, car l'homme est inconstant,
Ingrat, oublieux des services,
Même capable de sévices
Envers ses bienfaiteurs, s'il en est mécontent.
Cet homme donc, par un de ces caprices
Communs chez notre espèce, a bientôt oublié
Ce vain luxe de gratitude.
Envers son serviteur il se croit délié :
S'il le soignait, c'était par habitude ;
S'il fut son compagnon, c'est qu'il en prit pitié;
Il l'aima par faiblesse et non par amitié ;
11 ne lui devait pas un sentiment plus tendre.
On peut bien, après tout, se défaire d'un chien,
Qui commence à vieillir et n'est plus bon à rien.
Mais, l'arrêt prononcé, comment va-t-il s'y prendre ?
Que va-t-il dire à ses enfants ?
Son chien couchait près d'eux depuis tantôt douze ans :
Et par quel accident ? et par quelle aventure ?
Le plus jeune surtout va courir éperdu ;
Caniche lui servait de cheval de monture...
Il leur dira qu'il Ta perdu.
Sur ce penser, le voilà qui chemine,
Caressant le pauvret, lui faisant bonne mine.
Le chien chemine aussi, s'éloignant du foyer,
Sans songer, lui, qu'on songe à le noyer.
- On marche une heure ; on se hâte, on arrive
Derrière un mont, au détour d'une rive,
Près d'un torrent qui bouillonne à l'écart,
Lieu propice au méchant, lieu favorable au crime,
Et qui le cache à tout regard.
C'est ]à que le cruel amène sa victime,
C'est là que, dérobant la trace de ses pas,
Pour céder, sans rougir, à son dessein perfide,
Il est prêt à commettre un quasi-fratricide.
Le chien, sans méfiance, et qui prend ses ébats,
Comme s'il retrouvait les jours de sa jeunesse,
Court, folâtre et s'anime, et saute et ne voit pas
Si près de lui les portes du trépas.
L'homme, lui prodiguant tous ses noms de tendresse
Le flatte de la main, le fait venir à lui.
Le malheureux, qui croit qu'on le caresse,
Recommence à courir, revient dès qu'il a fui,
S'échappe encore, et bondit d'allégresse.
Son maître aura bientôt fait cesser tant d'ivresse.
11 gronde alors, menace, et, prenant son moment,
Le serre en ses genoux, le retient fortement,
Puis à son cou lie une lourde pierre,
L'emporte enfin, le jette à la rivière,
Et s'en revient tranquillement.
Tranquillement ! c'est peut-être trop dire.
Le mal, quel que soit son empire,
Porte avec lui son châtiment.
Cette noire action qu'il venait de commettre
Le bourrelait, et, malgré lui,
Sa main vile, sa main de traître,
Involontairement se cherchait un appui.
Un malaise inconnu circulait dans son être ;
Il suait de fatigue... et de remords peut-être.
Pour s'essuyer le front il cherche son mouchoir.
Il ne l'a plus. Il l'aura laissé choir
Sur sa route, et voilà qu'il retourne en arrière ;
Et, comme il revenait auprès de Ja rivière,
Ramenant ses regards sur l'onde qui coulait,
Il aperçoit son chien qui marchait avec peine,
Traînant son caillou sur l'arène,
Ainsi qu'un criminel qui traîne le boulet,
De son museau labourant la poussière,
Les yeux meurtris, le corps tout éreinté,
Couvert de boue, ensanglanté,
S'affaissant de douleur au creux de chaque ornière,
Trébuchant contre chaque pierre
Sur ses membres estropiés ;
Et, vertu qu'un chien seul pouvait faire paraître !
Tenant entre ses dents le mouchoir de son maître,
Heureux et fier encor s'il peut le lui remettre
Avant d'expirer à ses pieds.
Noble ou plutôt sublime caractère !
Homme, viens nous vanter Ion cœur et ta raison !
Après une telle leçon,
Tu n'as qu'à rougir et te taire.
II n'y faut point de commentaire.