Les Alouettes ou la Chasse au miroir Valéry Derbigny (1780 - 1862)

Accordez tout hommage à la grandeur suprême ;
Contemplez-la, mais que ce soit de loin.
Croyez à tout l'éclat qu'on prête au diadème ;
Mais n'en soyez pas le témoin.

On vous a dit : Le bien seul vient du trône.
Maxime vraie en général ;
Mais trop souvent aussi, le mal
Sort du cercle qui l'environne.
Si ce discours vous semble obscur,
Sortons : venez aux champs ; nous sommes en automne ;
Il fait beau, le ciel est d'azur,
Et le temps vif a remplacé l'humide.
Pour un instant désertons le manoir.
Vous connaissez cei art perfide
Qu'on nomme la chasse au miroir.
Venez. Tous les jours dans la plaine,
Des alouettes, par centaine,
Se rassemblent sur ce terroir.
Courons les voir tomber. La saison nous convie ;
Mais réfléchissez sur leur sort :
C'est le symbole de la vie
Qui va servir d'instrument à leur mort.

Le miroir est déjà placé sur la baguette :
Deux ou trois chasseurs sont autour.
Malheureuses, fuyez : c'est l'homme qui vous guette ;
Mieux vaudrait pour vous le vautour.
Mais comment résister à ces flots de lumière,
A ces mille rayons se croisant en tous sens,
Qui viennent à la fois darder sur la paupière
Leurs mille traits éblouissants ?

Demeurons à l'écart : plaçons-nous là derrière ;
Ne bougeons plus ; ne faisons pas de bruit,
Car voici venir la première.
Observez-la pour tirer quelque fruit
De son imprudente conduite,
Et pour que vous soyez instruit
De ce qu'on gagne à la poursuite
Des faux brillants qui l'ont séduite.

Sous le charme trompeur d'un fantastique espoir,
La voyez-vous qui plane au-dessus du miroir,
Elle suspend son vol ; à peine paraît-elle
Agiter faiblement son aile.
Dans le trouble de son esprit,
C'est Apollon qui lui sourit,
C'est le Dieu du jour qui l'appelle ;
Elle est bien loin de soupçonner l'écueil ;
Elle se croit au sein de l'Empyrée ;
Dans son extase, elle est comme enivrée
De plaisir, d'amour et d'orgueil.

Mais cependant qu'elle approche et se mire,
Et se joue aux clartés du céleste flambeau,
L'un des chasseurs en fait son point de mire,
Prend son moment, l'ajuste bien et beau.
Le coup part, elle tombe ; une autre la remplace.
Cette seconde meurt, une troisième y passe.
De bien d'autres encor ces trépas sont suivis,
Car le malheur d'autrui ne sert jamais d'avis.
C'est cette vérité que je veux mettre en place.

Ainsi chaque grand, tour à tour,
Devant le soleil de la cour,
Eprouvant pareille disgrâce,
En butte aux traits jaloux d'un occulte pouvair,
Du faîte des grandeurs qu'atteignait son espoir
Tombe, comme, après lui, même orgueil fera choir
Tous ces beaux faiseurs de courbettes.

Les courtisans, ce sont les alouettes :
La couronne, c'est le miroir.

Livre II, Fable 7




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