La cane déshonorée Alfred de Montvaillant (1826 - 1906)

Mademoiselle Cane était un peu coquette,
Elle s’appelait Rigolette,
Tout son bonheur était qu’on lui contât fleurette,
Et comme Galathéo elle aimait les roseaux.
Très volontiers elle quittait les eaux,
Disait à ses parents qu’on était bien à l’ombre.
Là, venaient les galants, car ils sont en grand nombre
Chez les bêtes comme chez nous,
Et la lune est témoin de bien des vendez-vous.
Sa mère lui disait : ma fille, sois honnête,
L’honnêteté, c’est un trésor
Qui vaut mieux que ceinture d’or.
L’autre voulait aimer : ce seul mot dans sa tète
Autant que dans son cœur faisait une tempête.
Elle rêvait une conquête.
C’était son cauchemar. Sentiment de l’amour,
Aux belles, tu fais plus d’un tour.
Jeune canard du voisinage,
Fat comme l’on est à son âge,
S’efforça de toucher son cœur.
Petits soins, respects, complaisance,
Il fit ce que l’on fuit en cette circonstance.
Sachant bien comme l’on avance.
Il y régna bientôt en superbe vainqueur.
Quand la nuit dans le ciel avait tendu ses voiles,
Leurs becs s’entrelaçaient aux lueurs des étoiles.
Bref, du mâle, un beau soir, l’impatiente ardeur
Entreprit de ravir la dernière faveur.
Mais pour le coup l’amante eut quelque peur,
Et pour ce soir, mademoiselle Cane
Refusa d’accéder à ce désir profane.
Des songes délirants embrasèrent sa nuit.
Le lendemain, elle s’enfuit
De la paternelle demeure
Et, de son rendez-vous, elle devança l’heure.
Au poste accoutumé, le galant l’attendait.
Nouvel assaut, elle se défendait,
Mais un jeune sang qui circule
l’ait vite taire tout scrupule ;
Et pourtant la belle hésitait.
Un point capital l’arrêtait :
Et sans cela la place s’emportait.
Elle se méfiait un peu du bavardage
Que redoute fillette sage.
Elle fit part de sa crainte à l’amant
Qui feignit à ces mots un grand étonnement
Et protesta de son attachement
— Moi, dit-il, te trahir ! ta cruelle parole
Me perce l’âme et me désole ;
Si j’étais à ce point frivole.
Oh ! mille fois plutôt la plus affreuse mort !
Ce fleuve éteindrait mon remord…
Et puis leurs becs se réunirent,
Leurs ailes de bonheur frémirent
Les roseaux autour d’eux mollement tressaillirent…

Hélas ! il fallut peu de jours
Pour que tout le village eût vent de leurs amours.
A qui mieux mieux chaque commère en glose !
L’Arthur à quelque ami dut confier la chose.
Notre belle en mourut, hélas ! le déshonneur,
Du sexe, comme on sait, est le plus grand malheur.
Au lit de mort, elle disait encore :
Ne plaignez pas mon sort éteint à son aurore ;
Pour vos mères, mes sœurs, n’ayez pas de secrets ;
Puis les canards sont indiscrets,
Notre défaite est pour eux une gloire.
Qui pourrait s’empêcher de chanter sa victoire ?
Mais notre chute est toujours un remord :
Divulguée, elle est notre mort.





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